— Admets que nous aurions été mieux dans ton lit… et que j’aurais pu te prendre sans la moindre peine ?…
Elle tendit vers lui une main qui appelait.
— Guillaume ! souffla-t-elle… Il ne faut pas…
— Quoi ? Abuser de toi ? Sois en repos, Agnès, tu n’as plus rien à craindre de moi. J’ai seulement voulu te montrer qu’en me repoussant tu nous mentais à tous les deux. À présent, je vous souhaite la bonne nuit, madame Tremaine. Quand vous serez décidée à m’ouvrir votre couche virginale, vous voudrez bien me le faire savoir ?… Assurez-vous seulement que j’en aurai encore envie !
L’instant d’après, il était aux écuries, sellant lui-même Ali sous l’œil de Potentin qui était accouru au bruit de sa galopade dans l’escalier et le vestibule.
— Et où est-ce que vous allez en pleine nuit ? demanda celui-ci.
— À Granville ! Tu diras à ma femme que je serai sans doute absent quelques jours…
Toujours imperturbable, Potentin tendit le porte-manteau que Tremaine gardait toujours prêt dans la sellerie en cas d’un départ urgent.
— Quelques jours ? Je croyais que M. de Vaumartin venait dans trois jours ?…
— Eh bien, il ne viendra pas, puisque j’y vais. De toute façon, j’ai grand besoin d’exercice !…
— Mais enfin, demain vous avez au moins deux rendez-vous ? Un avec…
— Et alors ? Tu m’excuseras ! Ou bien vas-y à ma place et raconte ce que tu veux ! Il est temps que je pense un peu à moi !
— Ça veut dire quoi, ça ?
Tremaine se pencha pour regarder sous le nez ce serviteur qui était aussi son plus vieil ami.
— Que je suis trop jeune pour vivre dans l’abstinence aux côtés d’une candidate à la sainteté… et que j’ai bien l’intention de me trouver une fille dans les plus courts délais !
N’ayant jamais eu recours aux professionnelles de l’amour, il n’en fit rien, se contenta d’aller piquer une tête dans la mer pour se rafraîchir le sang puis, prenant la route de Valognes, s’en alla finir sa nuit au Grand Turc d’où il comptait repartir au petit matin afin d’être à Granville dans la soirée. Ce qu’il accomplit scrupuleusement.
Tout au long de la route, il remâcha sa colère et sa déception. Que sa femme eût peur de l’amour dépassait son entendement. Certes, la première expérience dans les pattes du vieil Oisecour laissait d’affreux souvenirs à Agnès mais, depuis plus d’un an qu’ils étaient mariés, il s’était appliqué à les effacer et Dieu sait qu’elle avait été une compagne ardente jusqu’à ses premiers malaises ! Est-ce que tout allait être à recommencer ? Allait-il falloir l’apprivoiser de nouveau et ensuite se priver de l’espoir d’autres maternités ?
Autre chose aussi agaçait Guillaume : ce chanoine Tesson, ancien ami de sa mère qu’elle avait retrouvé durant sa retraite dans un couvent de Valognes après la mort du baron et qui, selon lui, prenait un peu trop souvent le chemin des Treize Vents. Tremaine, chrétien fort tiède et assez méfiant envers les gens d’Église, ne l’aimait pas plus qu’Agnès n’aimait Vaumartin, et craignait qu’il ne cherchât à s’implanter un peu trop solidement chez lui… Il se promit d’en causer avec Potentin, toujours de si bon conseil…
Il finit tout de même par balayer ses soucis. Il faisait l’un de ces jolis temps du début de l’automne où l’été se prolonge. Sur la lande les bruyères mettaient de grandes taches, hésitant entre le rose et le mauve et, dans les sous-bois, les champignons étaient si nombreux qu’un aveugle aurait pu les trouver à l’odeur. Guillaume finit par retrouver sa bonne humeur naturelle et, refusant de s’appesantir plus longtemps sur ses problèmes domestiques et sur ce qu’il trouverait au retour, il se sentait l’âme d’un écolier en vacances lorsqu’il mit enfin pied à terre dans la cour de l’Auberge de la Manche où il comptait passer la nuit. Il aurait pu se rendre tout droit chez son ami dont l’hospitalité était aussi large que généreuse, mais il détestait déranger. Aussi se contenta-t-il de faire porter un billet annonçant sa visite pour le lendemain puis soupa de bon appétit, se coucha et dormit en homme qui a une longue chevauchée dans les reins.
Le lendemain vers dix heures, il franchissait le pont lancé sur la tranchée aux Anglais et gravissait allègrement, à pied, la rue Saint-Jean avec, dans les bras, un gros bouquet de fleurs encore brillantes de rosée qu’il venait d’acheter au marché à l’intention de M me de Vaumartin. Il le remit aux bras d’une servante puis se dirigea vers la Grand-Porte aux environs de laquelle se trouvaient les bureaux de l’armateur dont les fenêtres dominaient ainsi le port. Celui-ci n’était encore bordé que par une longue rue, noire et sale, où l’on ne trouvait guère que des entrepôts et des tavernes à matelots. Le tout sentant furieusement le poisson et la saumure.
Un autre visiteur, plus matinal sans doute que Guillaume, l’avait précédé chez Vaumartin car une voiture et un cocher attendaient devant l’entrée des bureaux. Guillaume en était déjà familier : lorsqu’il franchit le seuil en lançant un vigoureux « Bonjour à tous ! », les commis, penchés sur leurs registres, lunettes sur le nez et la plume à l’oreille, relevèrent la tête et lancèrent d’une même voix :
— Le bonjour à vous, monsieur Tremaine !
Le nouveau venu s’arrêtait pour bavarder un instant avec l’un des employés comme il le faisait toujours, quand une dame sur le point de pénétrer dans le cabinet de l’armateur et dont Tremaine s’était contenté de remarquer la taille fine, l’élégante toilette et le grand chapeau empanaché cachant entièrement son visage, s’arrêta brusquement, fit demi-tour et vint vers lui. Il vit alors qu’elle était extraordinairement belle, très blonde avec des cheveux aux reflets argent qui n’avaient aucun besoin de poudre, un teint ravissant, un petit nez insolent retroussé au-dessus d’une bouche fraîche comme une fleur. Mais surtout Guillaume remarqua les yeux : de longues prunelles d’un bleu-vert transparent, légèrement étirés vers les tempes. Cette femme n’était plus une jeune fille ; peut-être même avait-elle plus de vingt-cinq ans, mais sa beauté illuminait l’étroite pièce grise et poussiéreuse.
Incapable de faire un geste, saisi d’une émotion bizarre, Guillaume la regardait s’approcher de lui. Elle, de son côté, le dévorait de ses yeux où la surprise faisait place à la joie.
— Guillaume ! souffla-t-elle enfin. Guillaume Tremaine !… Est-ce que c’est possible que tu… que vous soyez là, devant moi… et après tant d’années ?
— Madame…
— Madame ?… Ai-je donc tellement changé ? Oh, Guillaume !… Autrefois tu m’appelais Marie…
— Marie-Douce !… oh, mon Dieu !
Oubliant où ils se trouvaient et tous ces regards qui les observaient avec amusement, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, avec ce besoin de toucher l’autre, de sentir l’autre pour être bien certains qu’il ne s’agissait pas d’un rêve, qu’ils n’étaient pas victimes de quelque fantasmagorie du Destin. La jeune femme riait et pleurait tout à la fois. Quant à Guillaume, son cœur battait si fort qu’il emplissait ses oreilles, brisant le silence ambiant. Un silence que vint rompre la petite toux de Vaumartin, sorti de son bureau pour contempler la scène, et qui annonçait ainsi sa présence.
— Ainsi vous vous connaissez ? soupira-t-il tandis que les deux anciens amis se séparaient en hâte, un peu confus tout de même, je ne l’aurais jamais imaginé, en dépit de la similitude des noms. D’autant qu’il y a tout de même une lettre de différence… Voulez-vous que nous passions dans mon cabinet, lady Tremayne ? Nous y serons plus à l’aise…
Читать дальше