- Qu’est-ce qu’il a dit? s'informa le maître de la Pêcherie.
- Il dit qu’il est riche et qu’il veut épouser ma sœur, traduisit Renier.
- Et d’où sort-il?
- De Paris! coupa Gontran qui commençait à se fatiguer de se voir traiter avec une humiliante désinvolture. De Paris où je suis pelletier du roi! Cela vaut bien, j’imagine, un hobereau désargenté.
Dédaignant de lui répondre, Aubry se tourna vers son fils.
- Où l’as-tu trouvé?
- Sur le chemin de Liance, père. Il...
Le jeune homme hésita. Il n’était pas stupide et la proposition inattendue du Parisien avait non seulement fait tomber sa colère, mais ouvert devant lui une étrange perspective, une perspective qui se refermerait immédiatement si jamais Aubry apprenait dans quelle posture le pelletier avait été découvert.
- Eh bien? fit Aubry impatiemment.
- Il était auprès de Marjolaine et lui contait fleurette. Cela ne m’a pas plu. Je me suis fâché. Je l’ai un peu malmené et l’ai obligé à venir jusqu’à vous.
Tandis qu’il parlait, son regard impérieux mettait Gontran au défi de présenter une autre version des faits. Mais il pouvait être bien tranquille de ce côté-là : il y avait, au mur de la salle et au-dessus de la tête du maître de céans, tout un assortiment de haches, d’épées, de glaives qui semblaient, eux, en parfait état et avec lesquels il n’avait pas la moindre envie de faire connaissance. D’autant que cet ours n’avait rien de bien rassurant.
Aubry considéra d’un œil dubitatif la masse somptueuse du nouveau venu, sa belle robe de soie un peu ternie évidemment, mais qui n’en annonçait pas moins un possesseur de bourse bien remplie. Et il y avait si longtemps qu’il n’avait vu un homme vraiment riche qu’il ne résista pas à l’envie de rester en sa compagnie quelques instants encore.
Posant son gobelet vide entre ses pieds, il tira de côté sa lourde carcasse pour faire à l’autre une place sur la pierre grise.
- Seyez-vous là! grogna-t-il. Et causons! Va dire qu’on nous apporte encore de la cervoise fraîche, ordonna-t-il à son fils.
En dépit de l’envie qu'il avait de surveiller la conversation. Renier quitta la salle sans trop se faire prier. Il y avait urgence pour lui d’aller dire deux mots à sa sœur afin que, par des gémissements intempestifs, elle ne vînt pas s’aviser de jeter bas le brillant mais fragile édifice qu’il était en train de mettre sur pied. Pour ce garçon pauvre mais affamé de richesse et de gloire, menacé de traîner interminablement une vie misérable au milieu des marais de Samoussy, le gros Gontran représentait une chance inespérée. S’il voulait vraiment épouser la blonde Marjolaine, il faudrait qu’il crache une grosse somme d'argent grâce à laquelle la famille reprendrait quelque figure dans le pays. Renier pourrait alors, sans avoir honte de ses loques, entrer dans quelque noble et riche maison pour y faire l’apprentissage des armes et, plus tard, se faire acheter le ruineux haubert et le non moins ruineux apparat qui entourait l’adoubement d’un chevalier. Le père pourrait avoir, lui aussi, des armes neuves et participer aux tournois locaux dont sa pauvreté l’éloignait mais qui, grâce à sa force, lui permettraient sans doute de gagner quelque argent. Ensuite, on pourrait partir faire croisade en Terre sainte, s’y tailler peut-être un fief, tandis que les jeunes frères et sœurs trouveraient de bons moutiers pour y mener sainte vie.
Les rêves du garçon l'emportaient plus loin, toujours plus loin, vers une gloire dorée qui l'arrachait à lui-même. Hélas, ces beaux rêves se heurtèrent brutalement à la figure horrifiée de Marjolaine quand il vint lui dire que le gros homme l'aimait, voulait l'épouser et que l'attaque répugnante dont elle gardait le vilain souvenir n'était que la manifestation un peu maladroite d'un amour qui ne savait plus se contenir.
- Moi? Épouser ce gros homme suant? J'aimerais mieux être nonne à Laon comme le voudrait notre mère.
Considérant ses espérances en miettes. Renier qui, un instant, s'était senti devenir bon généreux, sociable et fraternel - chose qui depuis l'enfance ne lui était jamais arrivée - retrouva d’un seul coup toute sa méchanceté. Empoignant les longues nattes que Barbe, après avoir appliqué vaguement deux ou trois coups de verge à Marjolaine, venait de tresser de frais avec un soin amoureux, il s’en servit pour soulever de terre la jeune fille qui gémit tandis que des larmes jaillissaient de ses yeux. Mais ni les plaintes ni les larmes ne pouvaient attendrir Renier qui, n’eût été la valeur marchande qu’il venait de lui découvrir, aurait volontiers étranglé sa sœur.
- Pauvre sotte! Qui vous permet de dire ici votre volonté? Cet homme est riche, très riche! Grâce à lui nous pourrions tous sortir de ce taudis boueux, vivre enfin, manger de bonne nourriture et porter de beaux vêtements. Et vous, vous, malheureuse idiote, vous auriez une vraie maison, chaude et bien ornée, de belles robes, des servantes, vous seriez riche et considérée.
- Ce n’est qu’un bourgeois et je suis fille noble!
- A quoi vous sert votre noblesse? A croupir ici jusqu’à ce que vos cheveux tombent, que les maladies du marais pourrissent votre corps? Qui viendra vous chercher ici? Adam de Marchais, au nom duquel vous rougissez chaque fois que notre père le prononce? N’y comptez pas! Il épouse à la prochaine Pentecôte une cousine du comte de Vermandois, riche de bonnes terres et de beaux écus. Il n’a que faire d’une souillon de marais, fut-elle aussi noble qu’une fille du grand Charlemagne. Quant à vous, n’imaginez pas que vous pourrez entrer au couvent de Laon comme le rêve follement notre mère : la dot qu’il faudrait payer nous jetterait tous sur les grands chemins.
Les paupières closes, Marjolaine, les traits tirés par la souffrance, ressemblait à une jeune martyre. Mais elle avait encore plus mal à son amour qu’à sa pauvre tête.
- Lâchez-moi, balbutia-t-elle. J’épouserai qui vous voulez.
Stupéfait d’une si rapide victoire et incapable de deviner la part de désespoir qui entrait dans une décision aussi soudaine. Renier reposa sa sœur à terre avec une douceur inattendue et même, d’une main maladroite, essuya les larmes qui coulaient encore.
- Vous êtes une bonne fille, bafouilla-t-il, ne sachant plus trop quoi dire. Un jour vous me remercierez quand vous vous apercevrez que j’ai fait votre bonheur.
Un seigneur en Vermandois
- Frotte plus fort! grogna le baron. Après toutes ces journées à cheval je dois bien avoir un pied de crasse! Allons, du nerf!
La Perrine gloussa et redoubla d’énergie. La brosse, presque aussi dure qu’une étrille, mais soigneusement enduite de bon savon de Marseille fait de suif et de fines cendres de hêtre, frictionna vigoureusement le dos que lui tendait Hughes de Fresnoy, assis dans le grand bac de pierre empli d’eau chaude. Pour mieux atteindre son objectif, Perrine s’était agenouillée sur le bord, ce qui lui assurait un équilibre instable mais permettait d’atteindre toute la large surface de peau qui rougit d’un seul coup, tandis que l’eau se criblait de flocons grisâtres.
Quand dos et poitrine furent de même couleur, et que les longues jambes poilues eurent été soigneusement étrillées l’une après l’autre, Hughes se leva pour que la fille pût laver le reste de son individu, mais il ne se rassit pas. L’eau avait disparu sous une épaisse couche grise et, pour le rincer, Perrine lui jeta sur la tête trois ou quatre seaux d’eau.
Hughes sortit alors du bain et s’enveloppa pour essuyer le plus gros dans un drap de toile rude qui n’épongeait pas grand-chose. Il le rejeta au bout d'un instant et, tandis que Perrine lâchait la bonde de la cuve qui commença de se vider dans la rigole creusée en plein milieu de l’étuve, il alla s’étendre à plat ventre sur une grande planche où il attendit, la tête reposant sur ses bras repliés.
Читать дальше