- Cela prouve que vos oies ont plus d’esprit que vous! Quant à savoir s’il vous a fait dommage ou non, qu’en savez-vous? Notre mère en vous examinant nous renseignera là-dessus. D’ailleurs, seule l’intention compte à mes yeux et, tout compte fait, j’ai bonne envie de brancher ce gros cochon puis de le saigner, rien que pour voir s’il ferait du bon boudin!
Maigre comme un chat sauvage et presque aussi méchant. Renier des Bruyères, l’aîné de la nichée, était redouté dans toute la région. La pauvreté des siens qui lui interdisait le chemin fort onéreux de la chevalerie le faisait souffrir comme une brûlure mal soignée qui se creuse et s’enflamme toujours davantage. Il s’en vengeait, ou du moins il essayait car rien ne parvenait à apaiser cette incessante irritation, en ne permettant à personne d’ignorer sa noblesse ou de lui manquer. A défaut de l’épée, il avait fait du fouet et de la hache ses armes favorites, lançant l’un ou l'autre avec une égale habileté.
Sans le connaître, rien qu’au son de sa voix, Gontran ne se trompa pas sur la réalité de sa menace.
- Je jure par la bonne dame de Liance que je n’ai rien fait que bousculer un peu cette jouvencelle, bredouilla-t-il. Est-ce péché, pour un homme, que de vouloir prendre un peu de plaisir avec une petite paysanne rencontrée d’aventure?
Un sourire hargneux découvrit les dents aiguës de Renier.
- Non, s’il s’agit d’une paysanne, encore que nos filles terriennes ne soient pas faites pour les porcs tels que toi. Mais quand un malandrin s’attaque à fille noble, c’est le gibet qui l’attend et tu vas avoir le tien. Au fait, qui es-tu?
Terrifié, Foletier déclina fébrilement ses titres, fonction et qualité, allumant un tremblant espoir en constatant que le terrible regard dont il avait si peur perdait peu à peu de sa cruauté au profit de la ruse.
- Un bourgeois de Paris, hein? dit enfin Renier.
- Oui, seigneur! Pelletier de notre sire le roi Louis, que Dieu nous veuille garder en santé.
- Tu es riche, alors? C’est l’évidence, d’ailleurs.
Du bout de sa lanière, il désignait la robe de soie et les chaussures de beau cuir souple et ouvragé.
- On le dit, dit le pelletier rendu prudent, en bon commerçant, par le marché qu’il sentait venir, mais je le suis moins qu’on ne le prétend. Si une petite somme pouvait apaiser votre juste colère et me faire pardonner de la damoiselle.
Cette fois le frère de Marjolaine rit franchement, mais ce rire-là réveilla les craintes de Gontran : si les loups riaient, cela devait donner quelque chose d’approchant.
- Une petite somme? Tu n’estimes pas ta vie à très haut prix, marchand! Quoi qu’il en soit, c’est à mon père qu’il appartient de te dire ce que ça va te coûter. Marche devant et ne bronche pas. Je conduirai ta mule. Quant à toi, Marjolaine, passe en tête et file à la maison! Tu diras à Barbe de t’appliquer vingt coups de verge pour t’apprendre à courir les chemins à moitié nue, comme une serve.
La petite ouvrit de grands yeux. Elle n’était jamais vêtue autrement, l’été, sinon pour entendre messe ou vêpres, et c’était bien la première fois que Renier lui reprochait son costume car aucune de ses sœurs n’allait autrement. Mais sachant qu’il ne faisait pas bon répliquer lorsque son aîné prenait un certain ton, elle baissa la tête, rameuta ses oies et s’en alla le plus vite qu’elle put vers un châtiment qu’elle ne craignait guère. Barbe était sa nourrice et l’aimait trop pour lui faire grand mal. Et elle avait hâte de s’éloigner du théâtre d’une scène dont elle tremblait encore.
Cependant Gontran, imaginant que des flots de sang allaient couler, trouvait le courage de plaider pour elle :
- Oh non! gémit-il. Il ne faut pas lui faire de mal. Elle a une si jolie peau.
- A laquelle tu aurais bien voulu goûter, hein? gronda Renier de nouveau menaçant. Allons! Avance si tu ne veux pas tâter encore de mon fouet.
Poussant un soupir à faire envoler les feuilles, maître Foletier se mit en marche mais, curieusement, il n’avait plus très peur. Il oubliait ce qui le menaçait pour contempler la jeune fille qui avançait devant lui, à la tête de son troupeau d’oies. Quand elle s’était relevée et qu'il avait pu la voir en pleine lumière, il avait, en dépit de sa terreur, reçu un choc violent. Elle était encore plus belle, plus désirable qu’il ne le croyait... Sous la chemise rude, il distinguait parfaitement deux petits seins ronds et drus, aux pointes insolentes, et une taille si fine que les paquets de fronces de la jupe en forme de sac ne parvenaient pas à l’épaissir. Et puis il y avait ces yeux, ces larges prunelles transparentes couleur d’eau claire, ces cheveux de soie nacrée, ces longues jambes dont il se rappelait si bien la nerveuse finesse. Et Gontran, matérialiste sanguin aux appétits grossiers facilement éveillés et aussi vite apaisés par la magie de sa fortune, se retrouva soudain confronté à un problème trop difficile pour son arithmétique sentimentale habituelle.
Jusqu’à présent, quand il avait envie d’une fille, il la prenait moyennant une pièce d’argent ou quelques peaux bien fourrées, suivant le prix auquel s’estimait la belle. Cette fois il devinait que, ni pour or ni pour argent, il ne pourrait obtenir ne fût-ce que quelques minutes auprès de cette adorable créature. Une fille de la noblesse! Plus belle que toutes les plus belles! Et lui qui se jugeait aisément irrésistible, qui se trouvait volontiers magnifique et grand quand il faisait un présent en échange d’un moment d’abandon, voilà qu’il découvrait l’humilité. Cette petite Marjolaine était aussi inaccessible que les vierges sévères aux draperies savantes dont se peuplaient peu à peu les églises.
Il en éprouvait un dépit amer qui augmentait à mesure que se rapprochaient les toits verdis de la Pêcherie. Il en oubliait presque le garçon aux yeux mauvais qui marchait sur ses talons. La vie l'avait gâté jusqu’à présent et il n’aimait pas, il ne savait pas essuyer un échec. Inaccessible, la petite gardeuse d’oies, qu’il eût sans doute oubliée une heure après l’avoir violée, lui devenait à présent indispensable et, plus il la regardait, plus il se refusait à y renoncer.
En bon commerçant, il savait le prix des choses et la puissance de l’or judicieusement distribué et, quand il franchit la barbacane rustique ouvrant sur la basse-cour du manoir, il avait décidé de ce qu’il allait faire.
Un coup d'œil aux murs où les lézardes dessinaient d’étranges réseaux, à la cour mal nivelée, à la volaille lancée à l'assaut du tas de fumier, à tout ce qui proclamait l'évidente pauvreté du maître des lieux, le confirma dans ses intentions. Il y avait peut-être là une partie intéressante à jouer.
Aussi quand Renier, d'une bourrade vicieuse, lui fit franchir la porte basse d'une salle qui l’était encore plus et l'envoya pratiquement bouler aux pieds d’un homme en souquenille brune qui buvait de la cervoise, assis à même la pierre d'un âtre éteint pour avoir plus frais, Gontran ne se laissa-t-il pas abattre par l’adversité. Avec une étonnante souplesse pour un homme de sa corpulence il se releva et fut debout presque aussitôt après avoir touché le sol. Et, sans laisser à son bourreau le temps de placer un mot, il dévida à messire Aubry le petit discours qu'il avait préparé chemin faisant et qui tenait en trois phrases : il était riche, il aimait Marjolaine et il avait l'honneur de la demander en mariage.
Le mot frappa tellement les deux autres qu'ils restèrent un instant sans réaction. Renier eut une sorte de hoquet. Son père déglutit trop vite, s'étrangla et torcha à sa manche une moustache dégoulinante de mousse. Tous deux considérèrent le pelletier avec une sincère stupéfaction.
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