Elle déposa le petit plateau près de lui avec précaution à cause du verre de vin qui s’y trouvait. Assise de l’autre côté, elle le regarda déchirer pain et viande à belles dents. Quelle force de la nature il représentait ! Il était là, blessé, ayant perdu du sang, à manger et à boire avec autant d’insouciance et de plaisir que s’il s’agissait d’un repas sur l’herbe dans le verger de Vendôme ou les jardins de Chenonceau, alors que dans deux heures peut-être il serait mort.
Quand il eut fini, il ôta le plateau puis saisit la main de Sylvie qui voulait se lever.
— Non, restez encore un peu !…
— Je voudrais voir où en sont vos travaux. Profitez-en pour vous reposer…
— Je suis reposé… Sylvie, j’ignore comment nous sortirons de cette aventure dont je mesure parfaitement les dangers. Il se peut que je laisse mes os sur vos terres, mais puisqu’en ce moment, les mousquets font trêve, ne pouvons-nous en faire autant ?
— Que voulez-vous dire ?
Il quitta sa position allongée pour s’asseoir près d’elle et la retint quand elle voulut s’écarter :
— Que vous n’essayiez pas encore de fuir et que vous m’écoutiez ! Voilà des mois que nous nous faisons beaucoup de mal, que nous nous déchirons presque à chaque rencontre alors que nous nous aimons… Ne protestez pas ! C’est aussi bête que l’autruche qui croit se cacher en dissimulant sa tête… Souvenez-vous du jardin, Sylvie… du jardin où sans cet imbécile de Gondi nous aurions été si heureux parce que nous aurions été l’un à l’autre…
Il avait murmuré ces derniers mots tout près de son oreille et elle se sentit frémir mais se reprit :
— C’est vrai, dit-elle d’une voix qu’elle espérait calme. L’abbé de Gondi m’a sauvée.
— C’est un sauvetage qui lui coûtera la vie, à cet imbécile, gronda François qui, soudain furieux, l’enveloppa de ses bras. Il ne m’a pas laissé le temps de te dire à quel point je t’aime…
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ou je crie !
— Tant pis, j’en prends le risque. Il faut que tu m’écoutes, Sylvie, parce que c’est peut-être la dernière fois… Sylvie, Sylvie, entends-moi, je t’en prie ! Essaie d’oublier qui nous sommes pour te souvenir seulement des jours heureux d’autrefois…
— Où vous ne m’aimiez pas ! fit-elle en essayant de se dégager. En vain, car il la tenait bien.
— Où je ne savais pas que je t’aimais, corrigea-t-il, car je crois que je t’ai toujours aimée, depuis le premier jour où j’ai trouvé une mignonne petite fille qui errait pieds nus dans la forêt d’Anet. Souviens-toi… je t’ai prise dans mes bras pour te rapporter au château et tu ne te débattais pas. Au contraire, tu avais passé ton bras autour de mon cou et tu te serrais contre moi…
Oh, ce délicieux souvenir ! Cet éblouissement de leur première rencontre ! Sylvie ferma les yeux pour les revivre mieux tandis que contre sa joue, les paroles de François se faisaient souffle. Elle eut conscience de l’infinie douceur qui l’envahissait. Pourtant, elle essaya encore de lutter, de desserrer le tendre étau qui la maintenait captive :
— Taisez-vous !… par pitié ! Je vais crier…
— Crie, mon amour !
Mais déjà il emprisonnait ses lèvres en un baiser si ardent, si passionné que Sylvie crut en mourir. Tout disparut d’un seul coup : le lieu, l’heure, la conscience de ce qu’elle était et la conscience tout court. Dans les minutes qui suivirent, elle chassa enfin de son esprit tout ce qui n’était pas cet homme, adoré depuis trop longtemps. Peut-être eût-elle tenté de lutter encore s’il s’était montré brutal, pressé, mais bien que François fût un maître en amour, il avait si peur de briser l’instant fragile qu’il enveloppa sa bien-aimée de caresses si douces, si tendres, qu’elle ne songea même plus à défendre ses derniers remparts de lingerie. Leur union totale et simultanée fut un instant d’éternité où ils crurent quitter la terre pour voler dans un ciel de lumière, un de ces moments que peuvent seuls connaître les êtres créés de tout temps l’un pour l’autre. Quand la vague éblouissante les reposa sur le lit en désordre, ils se blottirent l’un contre l’autre pour reprendre le duo des mots d’amour chuchotés bouche contre bouche et le temps eut l’air de les oublier, comme s’ils étaient sur une île déserte…
Jusqu’à ce que, derrière la porte, éclate la voix de Pierre de Ganseville :
— Tout est prêt, monseigneur. Il faut partir… et vite ! La nuit commence à céder et il y a une troupe qui se masse au portail…
— Fais-les partir ! Je vous rejoins !
Beaufort bondit sur ses vêtements qu’il enfila tant bien que mal avec la gêne de son bras blessé. Machinalement, Sylvie, les yeux agrandis d’effroi, fit de même sans qu’ils prononcent une seule parole. Mais quand ils furent prêts ensemble, le même mouvement les jeta dans les bras l’un de l’autre pour un dernier baiser, puis François s’arracha et partit en courant. À l’extérieur, on entendait le vacarme d’un bélier lancé contre le portail de chêne… Elle descendit derrière lui tandis que le roulement des chariots s’éloignait.
Ce fut au moment où ils arrivaient au perron que la porte s’effondra, précipitant à terre les soldats qui maniaient la lourde poutre. Un homme surgit, les enjamba, et Sylvie, avec un cri d’horreur, reconnut son époux, ou plutôt devina que c’était son époux, bien qu’une folle colère convulsât son visage au point de le défigurer lorsqu’il vit Beaufort sortir de chez lui. Il brandit son épée et fonça sur l’intrus la lame haute :
— Pour cette fois je vais te tuer, larron d’honneur !
Sans répondre, François dégaina et repoussa brutalement derrière lui Sylvie qui voulait se jeter entre les deux hommes. Corentin, qui arrivait derrière Fontsomme, arrêta un nouvel élan et la maintint fermement.
— C’est affaire à eux, madame Sylvie ! Vous ne devez pas vous en mêler.
Les soldats qui avaient enfoncé la porte devaient penser la même chose car ils s’étaient arrêtés, fascinés par ce spectacle de choix pour des gens de guerre : un beau duel.
Car ce fut un beau duel. Les deux combattants étaient de force à peu près égale. Sans se dire un mot, ils concentraient leur fureur dans la mince lame d’acier qui prolongeait leur bras. Feintes, esquives, bottes hardies, assauts fougueux, toute la gamme du mortel jeu d’escrime y passa, si brillante que l’on entendit même quelques applaudissements. À genoux sur le perron, Sylvie priait éperdument, sans trop savoir de quel côté diriger sa prière. Et soudain, ce fut le drame. Il y eut un cri étouffé tandis que l’épée de Beaufort s’enfonçait dans la poitrine de son adversaire. Fontsomme s’abattit comme une masse.
Le cri de Sylvie fit écho à celui de son époux. Vivement relevée, elle courut vers lui et s’effondra sur son corps :
— Jean !… Ce n’est pas possible !… Il faut que vous viviez… pour moi… qui vous aime et pour notre Marie… Jean, répondez-moi !
Les yeux déjà clos se rouvrirent et le mourant eut un sourire :
— Mon cœur… Je vais vous aimer… ailleurs !
La tête, redressée dans un ultime effort, retomba…
Resté debout mais comme frappé par sa propre foudre, François se pencha, toucha l’épaule de Sylvie. Elle tressaillit, se redressa, et il vit son regard flamber de colère à travers ses larmes :
— Je ne vous reverrai de ma vie ! gronda-t-elle avant de retomber sur le corps sans vie de son époux.
Ganseville, revenu sur ses pas pendant le combat avec les chevaux, saisit son maître par la manche et l’entraîna presque de force tandis que, près du portail, les soldats réveillés de leur fascination s’élançaient avec des cris sauvages…
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