— Où prétendez-vous aller, monsieur le duc de Beaufort ? Je vous défends d’envahir ma maison…
— Sylvie ! s’exclama-t-il comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Vous êtes ici ?
— Et, une fois de plus, vous allez me demander ce que j’y fais ? Eh bien, mon cher, j’y attends mon époux.
— C’est votre affaire ! Moi, j’ai besoin de traverser votre domaine. Les autres demeures sont défendues par des murs qu’il faudrait détruire pour engager nos chariots et il paraît qu’il y a un poste dans le parc de M me de Senecey. Vous êtes notre seul recours. Cela va nous permettre de souffler un peu et de nous frayer un chemin qui, soit par les vieilles carrières soit par la forêt, nous mènera à la route où l’on nous attend…
— Trouvez votre chemin ailleurs ! Cette maison n’est pas celle d’un ami et je n’ai pas le droit de vous y recevoir !
— Oh, je sais ! ricana Beaufort. Votre époux est à Mazarin comme Condé et vous-même.
— Nous sommes au Roi ! Au Roi que vous combattez, ce que je n’aurais jamais cru. Êtes-vous trop bête pour faire la différence ?
— Quand le Roi régnera, je plierai le genou devant lui, mais aujourd’hui, c’est l’Italien qui occupe le trône ! Quant à la régente, elle lui mange dans la main. On dit même qu’elle est sa maîtresse !
Et, pour mieux marquer en quelle estime il tenait le couple, Beaufort cracha majestueusement par terre.
— Encore une fois, allez-vous-en, pria Sylvie. Vous risquez de me faire beaucoup de mal.
— Non. Nous sommes en guerre, ma chère, et c’est en vertu de ses lois que je réquisitionne votre domaine. D’ailleurs, je n’ai pas le choix et il m’est impossible de revenir en arrière.
En effet, les lourds véhicules transportant une centaine de cochons installés dans de la paille pour qu’ils n’aient pas trop à souffrir des cahots du voyage ni du froid remontaient lentement ce qui avait été jusque-là de belles allées sablées.
— Mettez-les dans les remises ! cria le duc. Quant à vous, ma chère, vous feriez bien de rentrer ! Je crois qu’on a besoin de moi en bas. Si cela peut vous rassurer, ajouta-t-il, je serai fort courtois avec votre précieux époux s’il montre le bout de son nez ! Mais s’il essaie de me chasser d’ici, ce sera à ses risques et périls !
Les dernières paroles se perdirent dans le vent aigre qui commençait à souffler, gelant les mains et les oreilles. Sylvie regarda s’éloigner la haute silhouette vêtue de daim noir, sans chapeau ni manteau, comme si l’hiver ne pouvait avoir de prise sur cet homme en qui semblaient se réincarner les anciens guerriers venus du nord. Elle l’entendit encore hurler dans le vent :
— Rentrez ! Une balle perdue pourrait vous atteindre…
Elle obéit, passa dans la cuisine où Mathurine était en prières tandis que Jérôme surveillait les événements, puis choisit de remonter dans sa chambre d’où, au moins, elle pourrait voir ce qui se passait. Son cœur, plein de chagrin et d’angoisse, n’avait plus de place pour la colère, elle avait l’impression que sa vie allait s’arrêter là. Elle était en effet dans une situation affreuse : si Jean arrivait et trouvait Beaufort installé chez lui, sa colère serait sans pardon, et s’il ne le trouvait point parce que, peut-être, il aurait été abattu dans le combat, Sylvie savait que sa mort la briserait…
Elle alla s’asseoir près de la cheminée qui lui offrirait au moins un peu de chaleur. Blottie dans un fauteuil, elle regardait les flammes, essayant de ne plus entendre le crépitement des mousquets qui, du reste, ralentissait, et petit à petit, comme un chat lové sur son coussin qui se laisse engourdir par le bien-être de son corps, elle ferma les yeux et s’endormit… Un cri furieux la réveilla :
— Puis-je au moins espérer de vous un peu d’aide ? Votre vieille servante s’est enfuie comme si j’étais le diable quand je suis entré dans sa cuisine…
Appuyé au chambranle de la porte et comprimant d’une main son bras d’où coulait le sang, François restait là, au seuil de la porte qu’il venait d’ouvrir. Retrouvant d’un coup ses esprits, Sylvie courut à lui.
— Mon Dieu ! Vous êtes blessé !
— C’est l’évidence, sourit-il. Et c’est bien ma faute. Le tir avait cessé des deux côtés, surtout parce qu’on n’y voit goutte. Le vent charrie de la pluie maintenant et il éteint même les torches. Pour observer les positions de nos adversaires, je me suis avancé sur la barricade et l’un de ces enragés m’a allongé un coup de baïonnette. Je vais finir par me couper les cheveux : ils sont aussi visibles que le panache blanc de mon aïeul Henri IV !
— Je vais vous soigner. J’ai ce qu’il faut ici. Allez vous asseoir près du feu ! dit-elle en se dirigeant vers son cabinet de bains où elle prit de la charpie, des bandes et un flacon d’eau-de-vie pour nettoyer la plaie.
Quand elle revint, il s’était assis sur le pied du lit.
— Allez vous mettre près de la cheminée ! J’y verrai plus clair.
— Vous y verrez assez avec votre chandelle… et la tête me tourne un peu : je n’ai rien avalé depuis des heures.
Elle l’aida à ôter son épais justaucorps, sa chemise, et entreprit de nettoyer la blessure avec des mains qui tremblaient tellement qu’il jura sous la morsure de l’alcool :
— Seriez-vous devenue maladroite ? Et donnez-moi un peu de ce flacon. Ça sent bon la prune et cela me fera plus de bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Elle lui offrit la fiole dont il but une bonne rasade après laquelle il poussa un soupir de béatitude :
— Dieu que ça fait du bien ! Si vous pouviez aussi me trouver quelque chose à manger, vous me feriez entrer au paradis…
— Je vais d’abord finir ce pansement, dit-elle sans le regarder. Ses mains tremblaient peut-être un peu moins, mais elle se défendait de son mieux contre l’émoi qui s’emparait d’elle alors qu’ils étaient tous deux seuls dans cette chambre. Consciente de ce qu’il ne la quittait pas des yeux, elle dit pour meubler un silence qu’elle savait dangereux :
— Où en sont vos affaires ?
— Il semble que nos adversaires soient las de tirer à l’aveuglette. Vous n’avez pas entendu de coups de feu depuis un moment, n’est-ce pas ?
— En effet. Se sont-ils retirés ?
— Non. Ils attendent que le jour se lève, sans doute en se regroupant, mais nous leur aurons échappé avant. Quelques-uns de mes hommes sont en train d’abattre un mur au fond de votre propriété pour permettre aux chariots d’atteindre la forêt et la route de Charenton. Croyez que je suis désolé ! ajouta-t-il avec l’un de ses sourires moqueurs qui, depuis toujours, donnaient à Sylvie l’envie de le gifler… ou de l’embrasser.
— Le jardin est ravagé. Nous n’en sommes plus à un mur près. Je vais vous chercher un peu de nourriture. Rhabillez-vous !
Mais quand elle revint, non seulement il n’avait pas remis ses vêtements – sa chemise tachée de sang séchait devant le feu – mais il s’était étendu sur le lit.
— Vous permettez, n’est-ce pas ? Je suis si las !
— Vous, l’indestructible, vous êtes las ? C’est bien la première fois que je vous entends dire cela…
— Quoi que vous en pensiez je ne suis pas en fer, et si vous voulez tout savoir c’est surtout mon cœur qui est las. C’est dur de nous découvrir adversaires. Tant que vous étiez dans Paris je ne m’en souciais pas, mais on dirait qu’à présent vous avez choisi votre camp…
— Je n’ai pas eu à choisir : c’est celui du droit et du Roi. En outre, c’est celui qu’a choisi mon époux…
— Venez vous asseoir près de moi et donnez-moi cette tranche de pain et de jambon que vous portez comme le Saint-Sacrement !
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