La journée passa et le soleil s’était couché quand on vint le chercher : deux soldats aux ordres d’un sergent qui le conduisirent non à travers la cour, mais par une suite de couloirs déserts jusqu’à une petite chapelle bâtie jadis par Henri de Champagne pour sa femme Isabelle. Le Roi était là, longue forme blanche prosternée devant l’autel éclairé seulement par deux cierges de cire rouge. À ce point absorbé dans son oraison qu’il ne parut pas entendre le grincement de l’huis, le pas du sergent amenant le prisonnier, le bruit métallique des chaînes de ses poignets…
Au bout d’un moment long comme l’éternité, Louis se releva, éloigna le sergent d’un geste de sa main qu’il glissa ensuite dans son ample manche, avant d’aller s’asseoir sur le haut banc sculpté placé à gauche de l’autel. Enfin il parla :
— Chevalier de Courtenay, vous êtes ici devant Dieu plus encore que devant moi. Pour répondre de vos actes. C’est dire que le mensonge vous est pour jamais interdit.
— Je n’ai aucune raison de mentir. Et je proteste qu’en me rendant chez la Reine, hier, je n’avais d’autre but que la sauver !
— De quoi ?
— Du danger que lui fait courir la présence de la demoiselle de Fos. Son frère Roncelin a juré de tirer du Roi et des siens une éclatante vengeance. Elle est son instrument.
— Qu’avons-nous fait à ce Roncelin ?
— La jeune fille qu’il aimait est morte dans le bûcher de Montségur. Elle était la fille du châtelain et elle a suivi sa mère dans les flammes…
— Ah !
Un silence tomba. Le Roi était entré en méditation. Renaud comprit que la paisible chapelle venait de s’emplir des ronflements de l’énorme feu, des cris des victimes… Et quand Louis parla c’était à lui-même plus qu’au chevalier enchaîné qui le regardait :
— Je ne l’ai pas voulu ! La loi est la loi cependant et l’hérésie – celle-là surtout ! – doit être extirpée. Ces malheureux niaient la divinité du Christ, partageaient l’univers entre un Dieu de lumière et un dieu des ténèbres, la Terre étant mauvaise et condamnée comme l’œuvre du démon. La Terre ! La France, mon beau royaume, serait l’œuvre de Satan ? Oser soutenir cette folie est un crime sans pardon…
Oubliant le prisonnier, son regard s’attachait au grand crucifix byzantin peint derrière l’autel et celui qui l’observait put voir des larmes couler sur son visage. Sans interrompre sa contemplation, Louis demanda :
— Qui est ce Roncelin de Fos ?
— Un dignitaire du Temple…
Le Roi se dressa d’un jet, les poings appuyés aux bras de son siège.
— Les Templiers ! Encore eux !
Sa flambée de colère lui ayant fait oublier la sainteté du lieu, il s’agenouilla pour une brève oraison, puis se relevant :
— La demoiselle de Fos est morte. Messire d’Escayrac l’a abattue de sa main. Elle l’avait enfermé dans un réduit d’où il a pu se libérer et il l’a trouvée chez la nourrice de mon fils, un poignard à la main, à l’instant où elle allait les tuer. Il n’a pas hésité : sa loyale épée n’a frappé qu’un seul coup ! Quant à ses complices – car elle en avait dans le palais – ils ont été saisis…
— Dieu soit loué ! exhala Renaud, trop soulagé pour s’attarder à songer que la dernière preuve de sa bonne foi disparaissait avec elle, puisque la fausse lettre de Sancie était perdue et qu’Elvira n’avouerait plus jamais qu’elle avait machiné le piège où il était tombé et où – il en était persuadé ! – elle l’avait conduit de sa propre main. La femme voilée ne pouvait être qu’elle !
En relevant la tête après sa brève action de grâces, il rencontra le regard du Roi qui l’observait, avec dans son éclat bleu une dureté qui n’annonçait rien de bon.
— Il n’en demeure pas moins que, sans hésiter un instant, vous avez cru la Reine capable de vous donner, dans sa chambre, un rendez-vous secret ?
— Quand on est inquiet, sire, on croit n’importe quoi !
— Peut-être parce que vous espériez un appel de ce genre ?
— La Reine ne m’a pas appelé. Le billet était signé par la dame de Valcroze que je pensais auprès d’elle…
— Et elle n’y était pas. Elle n’avait pas quitté le couvent des Clarisses où nous l’avons écoutée ce tantôt.
— Elle avait promis, pourtant ! s’écria Renaud qui, cette foi, se sentait perdre pied s’il ne pouvait plus accorder foi à la loyale Sancie.
— Elle aurait tenu sa promesse si un malaise soudain n’avait inquiété sérieusement la mère prieure et ses filles. Cependant, elle était assez remise ce jour d’hui pour m’apprendre ce qui lui est arrivé depuis sa disparition et quel rôle vous avez joué. Il en ressort que vous méritez quelques louanges… si c’est exact.
— Pourquoi ne le serait-ce pas ? Dame Sancie, j’en suis persuadé, est incapable de mentir !
— Nous allons en juger. Racontez-moi, vous, ce qui s’est passé. Et rappelez-vous devant qui vous allez parler !
Sa longue main maigre désignait le Christ. Le plus simplement qu’il put et avec une entière franchise, Renaud s’exécuta, ne retenant encore que le secret de son lien de sang avec le Sultan, mais le Roi avait reçu un choc émotionnel trop violent quand il avait retracé la fin de la Vraie Croix et de son vieux gardien. Tandis qu’il évoquait ce sacrilège majeur, le visage de Louis reflétait autant de souffrance que si on l’avait crucifié :
— Pourquoi… pourquoi ne m’avoir rien dit ? fit-il douloureusement.
— Pour ne pas troubler les grands desseins du Roi qui eût tout abandonné pour courir au lieu de la sépulture. Ainsi pensait monseigneur d’Artois dont c’était devenu le rêve de rapporter lui-même la Croix à son frère bien-aimé.
— Robert ! murmura Louis avec une soudaine douceur. Cela lui ressemblait bien…
Le reste du récit souleva moins d’intérêt. Le Roi n’arrivait pas à détacher sa pensée du tragique épisode, bien que la livraison de Sancie au prince musulman l’eût scandalisé. Et Renaud pensait avoir réussi à éviter de parler de sa naissance quand, par un chemin inattendu, il fallut y revenir car le Roi dit brusquement :
— Dans ce grand désir que vous aviez de sauver la Reine, n’entrait-il pas l’obscure pensée de travailler pour votre propre compte ?
— Je ne comprends pas, sire, ce que le Roi veut dire.
— Allons donc ! Oserez-vous nier que vous êtes amoureux de votre reine au point de la convoiter ?
— Sire ! s’écria Renaud, épouvanté par la brutalité du ton mais aussi parce que dans cette chapelle où la présence de Dieu exigeait la vérité, il allait être obligé d’avouer son amour à un mari en proie à la jalousie.
Celui-ci cependant reprenait :
— Avouez donc ! Si vous ne le faites pas, non seulement vous mentez, mais encore vous niez une évidence ! Ou bien ceci ne vous appartient-il pas ?
Les doigts nerveux déroulèrent devant lui le petit portrait que Roncelin lui avait volé. Et Renaud retrouva tout son calme. Sur ce terrain-là il se sentait solide :
— Ce dessin est mien, en effet, et j’avoue ne pas comprendre comment il se trouve dans les mains du Roi alors que c’est Roncelin de Fos qui me l’a volé quand il m’obligea à creuser la terre au pied de l’acacia de Hattin…
— Vous dépassez les limites permises de l’audace en vous autorisant à interroger le Roi. Comment je l’ai eu ne vous regarde pas. Il n’en ressort pas moins que votre lèse-majesté est flagrante dès l’instant où vous avouez votre amour pour celle dont vous avez l’audace de porter sur vous l’effigie ! Avouez, vous dis-je !
— Que j’aime et vénère cette belle image ? De tout mon cœur, sire, et sans qu’il y ait l’ombre de lèse-majesté. Elle ne représente pas la Reine… mais ma grand-mère : la reine Isabelle de Jérusalem dont ma mère, Mélisende de Jérusalem-Lusignan, princesse d’Antioche, était la fille née d’une seule nuit d’amour entre sa mère et Thibaut de Courtenay.
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