— Dites-moi, Madame de Valcroze, savez-vous comment s’appelle le Templier félon qui vous a enlevée, livrée ?
Elle haussa les épaules avec l’ombre d’un sourire.
— Il n’a pas eu la courtoisie de se présenter.
— C’est bien ce que je pensais. Il s’appelle Roncelin de Fos et il est le frère de cette Elvira qui englue la Reine avec sa musique et sa poésie… en attendant de la tuer ! N’avez-vous rien entendu de ce que nous nous sommes dit à Safed et aux Cornes de Hattin ? Pour venger celle qu’il aimait, Fos entend détruire ce que le Roi affectionne et auquel il tient : la Vraie Croix, pour que sa protection ne s’étende jamais sur lui, son épouse à présent et sans doute aussi son fils nouveau-né… en attendant de l’abattre lui-même ! Rien ne le retiendra ! Pas même Dieu et je devrais dire : surtout Dieu qu’il ne craint plus ! Et sa sœur est sa complice. Elle n’a été placée auprès de la Reine que dans un seul but…
— Taisez-vous !
Il comprit qu’il l’avait atteinte. Elle était devenue aussi blanche que sa vêture monacale :
— Ce monstre n’a jamais répondu à aucune de mes questions, murmura-t-elle. Et je n’ai rien entendu de ce que vous vous êtes dit.
— Eh bien, maintenant vous savez ! Par pitié, Sancie, aidez-moi à les sauver, elle et son enfant !
Il y eut un silence assez long. Pourtant, elle ne se détournait pas de lui bien au contraire : elle dardait sur lui un feu vert qui cherchait son âme à travers son regard. Enfin elle dit et sur sa voix pesait une involontaire mais profonde tristesse :
— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ? Plus qu’autrefois peut-être où vous n’étiez qu’un enfant ! À présent vous l’aimez en homme.
Elle ne posait pas vraiment de question : elle énonçait une évidence et Renaud n’avait aucune raison de lui mentir. Il ébaucha un sourire :
— Vous possédez, comme Hersende, l’art de lire au fond de l’âme et je ne vois pas pourquoi j’essaierais de nier… Ce serait mentir et j’y suis peu habile. En particulier avec vous !
— Dois-je comprendre que vous n’avez jamais menti et ne mentirez jamais ?
— Je n’ai pas besoin d’en faire le serment. Entre nous, c’est impossible…
— Je saurai m’en contenter !
Elle se tournait à nouveau vers le Christ en croix, alla baiser Ses pieds puis sans regarder Renaud :
— Vous pouvez partir ! Dans quelques minutes j’aurai quitté le couvent.
— Pour aller au palais ?
— Pour aller au palais ! Ne m’attendez pas ! Je veux m’y rendre seule…
— Merci ! murmura-t-il, plus ému qu’il ne le croyait.
Il la salua avec un respect sincère, mais elle ne le vit pas. Il ne vit pas davantage que les larmes s’étaient remises à couler.
CHAPITRE XV
LE DERNIER ACTE
Un peu réconforté, Renaud regagna son logis. Il avait grand besoin d’un bain et de linge propre. Besoin aussi de retrouver ceux qui devaient l’y attendre : Gilles Pernon dont il avait appris à apprécier les conseils et le petit Basile pour lequel il s’avouait s’être pris d’affection. En passant devant l’église Saint-Michel, il s’aperçut que l’on y célébrait un service funèbre. Le vigoureux Miserere braillé par des gosiers solides arrivait jusqu’à lui par le portail ouvert et il ne put réprimer un sourire en pensant aux fureurs de Joinville dont la chambre jouxtait le sanctuaire et qui ne cessait de récriminer contre la fréquence des enterrements, surtout nocturnes, qui l’empêchaient de dormir. Cette fois, le sénéchal de Champagne ne se plaindrait pas : il devait être quelque part en Galilée en train de chanter lui-même laudes et cantiques à la suite du Roi. Renaud ne s’attendait pas à le rencontrer. En revanche, quand après s’être occupé de son cheval il franchit le seuil de sa maison en clamant les noms de Gilles et de Basile, aucun écho ne lui répondit. Pas même celui de la servante commise à leur entretien par la propriétaire. Il parcourut les chambres et la cour intérieure sans rencontrer âme qui vive.
Il se rassura cependant en constatant que tout était bien en ordre et que, dans la cuisine, un ragoût de viande bouillottait sur le fourneau. Ce qui lui rappela qu’il avait faim. Il chercha – et trouva ! – du pain, du fromage, des fruits, tira un pot de vin du tonneau et s’installa au seuil de sa chambre ouvrant sur le patio par de grands volets de bois peint pour attendre confortablement que quelqu’un revienne. La servante rentra quand il en était à la moitié de son repas. Il se rendit compte de son retour parce qu’elle poussa les hauts cris en s’apercevant des emprunts faits à son garde-manger. Il se leva et alla la voir :
— Ne criez pas ainsi, Perpétue ! Personne ne vous a volée. C’est moi qui me suis servi !
À sa vue elle poussa un nouveau cri, lâcha le pot de lait qu’elle tenait à la main et se signa précipitamment trois ou quatre fois.
— Eh bien, vrai, je ne pensais pas vous faire peur à ce point ! fit-il en se penchant pour ramasser les morceaux d’argile. Que se passe-t-il donc ? Où sont maître Pernon et Basile ?
— À la pêche !
Puis, comme il la regardait sans avoir l’air de comprendre, Perpétue retrouva son aplomb en cherchant un torchon pour éponger le lait :
— Eh oui, à la pêche ! Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent d’autre depuis qu’on leur a dit que vous étiez mort ? C’est toujours mieux que courir les cabarets du port et au moins ça rapporte un peu au lieu de coûter.
— Mais enfin, c’est ridicule ! Qui a dit que j’étais mort ?
Elle n’eut pas le temps de répondre : avec un hurlement de joie, Basile déboulait dans la cuisine et, abandonnant le panier qu’il tenait à la main, se jetait, pleurant et riant tout à la fois, dans les jambes de Renaud qu’il saisit à pleins bras :
— Sire Renaud, bredouillait-il, c’est bien vous ? Oh, béni soit le Seigneur !
Sur ce, il se mit à sangloter sans cesser d’étreindre les genoux du chevalier qui s’accroupit pour lui faire lâcher prise et se mettre à sa hauteur. Le chagrin qu’avait éprouvé cet enfant le touchait plus qu’il n’aurait su le dire mais il n’était pas l’homme des attendrissements. Il lui prit la tête à deux mains pour l’embrasser sur le front et le remit debout en même temps que lui-même.
— Allons, calme-toi ! Comme tu vois, je suis vivant. C’est le principal, non ? Mais cela ne me dit pas ce qui a pu vous faire croire à ma mort !
Pernon arrivait sur ces entrefaites, mais lui savait beaucoup mieux se contrôler que le petit Grec. Il se contenta d’offrir à son jeune maître un large sourire :
— Ah, vous voilà ! Je le savais bien, moi, que vous étiez vivant ! Le gamin ne voulait pas m’écouter ! Il est vrai qu’on a encore du mal à se comprendre tous les deux. Bien qu’il fasse des progrès chaque jour…
— Quelqu’un me dira-t-il enfin d’où vient ce bruit.
— Du Temple ! Et je vais vous dire ce que je sais, mais d’abord je vais vous aider à vous laver. Vous êtes sale à faire peur, sire Renaud ! Et, sauf votre respect, vous ne sentez pas la rose !
En quelques minutes il tira dans la cour un grand cuveau de bois muni d’une bonde, qu’il remplit à moitié d’eau tiède avant d’y faire asseoir Renaud. Puis, armé d’un gros savon verdâtre dégageant une forte odeur d’huile, d’olive, il entreprit de le récurer :
— Cela me rappelle le jour de votre arrivée à l’hôtel de Coucy quand, dans l’étuve, on vous étrillait sous l’œil intéressé de cette pauvre Flore d’Ercri. Vous n’étiez pourtant qu’un bec-jaune à l’époque, mais elle savait regarder, la mâtine ! Qu’est-ce qu’elle dirait maintenant !
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