Quoi qu’il en soit, l’affaire était trouble et il fallait en avoir le cœur net ! Allant à sa table de travail, il agita la cloche qui lui servait à appeler son secrétaire. Le métal vibrait encore que celui-ci était déjà là. Au service du magistrat depuis plus de dix ans, ce subalterne réservé, incolore, d’une quarantaine d’années, savait qu’il n’était jamais bon de le faire attendre. Surtout lorsqu’il avait, comme aujourd’hui, sa tête des mauvais jours. En fait, La Reynie était perplexe.
— À vos ordres, Monsieur ?
— Qui se trouve à cette heure au bureau des inspecteurs?
— M. Desgrez et M. Delalande.
— Tous les deux ? Ma police a-t-elle décidé de se croiser les bras ?
— Je ne le pense pas, Monsieur. Desgrez vient juste de rentrer après en avoir fini avec le tripot de la rue du Roi-de-Sicile. Quant à l’inspecteur Delalande, il... il se ronge les ongles !
— Vraiment ?
— Dame ! Quand on n’a rien à faire !...
— Eh bien qu’il continue ! Je le verrai ce soir. Envoyez-moi Desgrez !
Le plus célèbre policier de Paris après La Reynie se matérialisa l’instant suivant. C’était un homme d’environ trente-cinq ans dont la belle prestance et la mine avenante plaidaient en sa faveur et avaient déjà rendu des services appréciables à son chef. Notamment dans l’affaire de la Brinvilliers qu’il était allé séduire au fond du couvent flamand où elle s’était réfugiée et qui, croyant aller vers le bonheur, s’était retrouvée quelques semaines après entre les mains du bourreau. Ce n’en était pas moins un homme plus sérieux que l’on pouvait le croire, sachant sur le bout des doigts un métier qu’il aimait et très attaché à la notion de justice. Son sang-froid était en outre à toute épreuve.
— J’ai à vous confier, dit La Reynie, une enquête délicate qu’il va s’agir de mener avec circonspection et, surtout, sans états d’âme !
— Si elle est tout cela c’est qu’elle est intéressante et je ne vois pas ce qu’un état d’âme aurait à y faire...
— Le nom de la comtesse de Saint-Forgeat vous interpelle-t-il ?
Un sourire en demi-lune éclaira le visage sérieux du policier :
— La petite Fontenac dont la tante a été assassinée, que l’on a mariée à l’un des mignons de Monsieur et que la défunte Reine avait prise sous sa protection ? Il faudrait être sourd pour ignorer son nom ! Que lui arrive-t-il ?
— C’est ce que je veux apprendre. Elle a disparu de Versailles le jour de la mort de la Reine ! Et personne n’a l’air de savoir où elle est passée...
Et comme l’inspecteur fronçait les sourcils et ouvrait la bouche, il ajouta :
— Asseyez-vous là et écoutez-moi ! Sans m’interrompre s’il vous plaît !
Desgrez ayant exprimé d’un geste qu’il se tiendrait coi, La Reynie rapporta fidèlement la visite de l’ancien conseiller d’ambassade sans oublier les éventualités qu’il avait avancées en guise de conclusion.
— Si je vous ai compris, fit Desgrez, notre Sire, dont on voyait qu’il avait une attirance pour cette charmante jeune personne, aurait mis à profit son état de veuf pour se la faire mettre de côté, si j’ose dire, afin d’en jouir à son aise à l’écart des grandes oreilles de la Maintenon - et pourquoi pas à Clagny chez Mme de Montespan ? - ou alors M. de Louvois s’est arrangé pour profiter de l’aubaine... ou alors... elle a dit quelque chose qu’elle aurait dû garder pour elle et l’on s’est assuré de son silence ! Et là, ça devient diantrement... épineux!
— Vous avez parfaitement résumé la situation. À présent il faut songer à une solution. Quelles sont vos intentions ?
— Me rendre à Versailles, pour commencer, flâner du côté des Petites Écuries où je me suis ménagé des intelligences. Il faut partir du principe que nul n’a vu cette jeune femme sortir de chez le Roi, ce qui ne veut pas signifier qu’elle y soit encore mais qu’on l’a fait partir par une issue peu fréquentée : en l’occurrence celle qui donne sur l’une des cours intérieures. Quel que soit l’endroit où elle s’est rendue, il a fallu qu’une voiture vienne l’y chercher.
— On a pu la dissimuler jusqu’à la nuit ?
— Pour quoi faire ? Le départ du Roi a dû capter tous les regards, toutes les attentions, les détournant ainsi d’un attelage anonyme. Je veux savoir s’il est sorti au même moment ou après... En outre, la mort de la Reine a suscité pas mal d’agitation.
— Elle a pu avoir pris place dans le carrosse de M. de Louvois ?
— Si on a cherché la discrétion, il y a mieux ! C’est juste s’il ne se fait pas précéder par des trompettes tant il se veut glorieux ! N’importe comment, une visite aux Petites Écuries ne peut porter à conséquence.
— Faites donc et revenez me rendre compte... Ah, pendant que vous baguenauderez à Versailles, tâchez de savoir où est Mme de Montespan !
En bon policier, Desgrez s’était attaché des informateurs dans les lieux les plus divers. Les belles écuries neuves - la Grande et la Petite - déployées en éventail face à l’entrée du château avaient pris naturellement le relais de celles de Saint-Germain en y adjoignant seulement du personnel supplémentaire. Mais comme elles étaient beaucoup plus vastes, il perdit du temps à retrouver l’un des deux chefs palefreniers qui se relayaient à la Petite. C’était un dénommé Riboud, qui aimant le jeu, était en permanence plus ou moins en manque d’argent, et le policier savait se montrer généreux. Il fut donc accueilli par un large sourire. Qui s’épanouit encore davantage quand il sut de quoi il était question :
— Le jour de la mort de la Reine ? Il y a eu en effet une sortie un peu inhabituelle, surtout un jour pareil. À la tombée de la nuit, la Prévôté a fait chercher une voiture fermée que six cavaliers devaient escorter. Ma curiosité étant éveillée, je suis sorti pour voir de quel côté ils se dirigeaient, mais ils ont franchi les grilles du château pour gagner sans doute une des cours intérieures. Comme je n’ai pas pu attendre plus longtemps, je ne l’ai pas vue repartir...
Desgrez sentit un frisson désagréable glisser le long de son échine :
— La Prévôté ? Ils ont dû aller chercher quelqu’un mais pour l’emmener où ?
— Ce pourrait ressembler à une arrestation.
C’est aussi ce que pensait le policier. Il continua :
— Sais-tu quand la voiture est revenue ?
— Le lendemain matin... Ils n’ont pas pu aller bien loin...
Ça suffisait amplement pour la Bastille ou Vincennes, mais le policier ne commenta pas... En revanche, pensant tout haut, il murmura :
— Si seulement on pouvait savoir qui a signé l’ordre...
— Y a qu’à demander, lâcha Riboud sur le mode triomphant. Louvois en personne ! Tu te rends compte ?
Il s’en rendait compte ! Joint au fait qu’il s’agissait d’une voiture fermée, cela ne présageait rien de bon. Quant à savoir la destination, cela relevait de l’impossible, les gens de la Prévôté étant tenus à la discrétion absolue. A moins de connaître ceux de l’escorte et d’en saouler un à mort, autant interroger les chevaux !
Ayant convenablement remercié Riboud, Desgrez rentra à Paris ventre à terre. Plus il réfléchissait et moins il aimait le résultat de sa visite à la Petite Écurie. L’hypothèse de Charlotte subrepticement conduite dans quelque thébaïde inconnue pour y être livrée au Roi s’effaçait d’elle-même dès l’instant où six cavaliers entouraient le véhicule. De même pour le bon plaisir du ministre. Encore qu’une mise en scène ne fût pas à écarter. Restait la plus vraisemblable : l’arrestation. Mais pourquoi et pour quelle destination ?
Читать дальше