Tandis qu’Alban s’en allait parlementer avec le prêtre - une tâche ardue parce que le bruit du suicide avait déjà fait le tour du quartier ! -, son chef fit transporter le corps sur un lit pour que les femmes de la maison lui fassent sa toilette funèbre (mais en évitant soigneusement de nettoyer la tache d’encre). Ensuite on l’installa sur la courtepointe. On disposa un candélabre de chaque côté, et, sur la table de chevet, un bol d’eau bénite où trempait un brin de buis. Le cabinet de travail avait été fermé et La Reynie en gardait la clef dans sa poche.
Quand Alban revint suivi du curé Granier - on pourrait presque dire en le remorquant tant le saint homme y mettait de mauvaise volonté -, La Reynie reprit sa démonstration sur un ton d’autorité plus convaincant :
— Cet homme est une victime, assena-t-il. Il n’a pas attenté à ses jours : on l’a tué, en conséquence il a droit à des funérailles chrétiennes, dussé-je pour vous y contraindre en appeler à Mgr l’archevêque Harlay de Champvallon !
— Pourtant on dit dans le quartier que...
— Je ne veux pas le savoir. Arrangez-vous pour vous y opposer de. Tout votre pouvoir, car, si l’archevêque ne suffisait pas, j’en référerais au Roi. N’oubliez pas que ce malheureux était chirurgien de la Reine...
— ... et qu’il a pratiqué les maladroites saignées dont on sait le résultat. Il y a largement de quoi mener un homme au désespoir...
— ... ou inciter un fidèle de Sa défunte Majesté - un Espagnol peut-être ? - à lui faire payer de sa vie ses incisions fatales ! Quant à moi, je suis prêt à jurer devant Dieu que ce pauvre Gervais a été assassiné ! Faites votre office !
Dompté, le curé n’insista pas et devant la maison réunie au complet - sans compter ceux qui se pressaient au-dehors ! - donna au défunt l’absolution post mortem et procéda aux derniers sacrements. Les funérailles auraient lieu le surlendemain...
Une fois que la demeure eut retrouvé le calme exigé par le deuil, La Reynie et son assistant passèrent deux heures dans le cabinet de travail à la recherche d’indices susceptibles de leur ouvrir un chemin vers le meurtrier, mais l’ouvrage avait été consciencieusement fait. Aucune trace d’effraction des portes ou des fenêtres. D’où l’on pouvait déduire que le coupable était encore dans les lieux ou bien qu’il avait pu s’enfuir en profitant de l’agitation normale créée par la détonation d’un coup de feu tiré en pleine nuit. Mais ils durent s’avouer vaincus : aucune piste ne put être relevée. De même l’interrogatoire des habitants demeura vain : que pouvait-on tirer de gens qui ne cessaient de pleurer et de se lamenter ? Ils s’y attelèrent la journée entière.
— Rentrons ! dit finalement La Reynie, regagnant sa voiture. Je te dépose chez toi.
— Merci ! Mais je compte aller à.la Comédie...
— Mlle d’Hennebault joue ce soir, j’imagine, et elle t’attend ?
Françoise d’Hennebault, fille du fameux comédien Montfleury, était la maîtresse d’Alban. Toujours belle en dépit de quelques années de plus que lui, elle était également intelligente, sensuelle mais compréhensive, ayant admis dès le début de leur liaison que la vie dangereuse d’un policier n’était pas celle des autres hommes, et se gardait de lui révéler la profondeur de l’amour qu’elle lui vouait. Elle savait se contenter de ce qu’il lui donnait et chacune de leurs rencontres représentait pour lui un vrai repos du guerrier. De son côté, Alban appréciait sa beauté chaleureuse, son esprit vif et un certain sens de l’humour qui amenaient leur intimité à une sorte de perfection. On y riait sans retenue dans ces bavardages un peu décousus d’après l’amour. Un amour au cours duquel Françoise savait se montrer savante autant que tendre.
— Elle joue ce soir, oui, mais elle ne m’attend jamais...
— Aussi n’en sera-t-elle que plus heureuse de te voir ! Je te souhaite une belle nuit... mais sois au Châtelet à huit heures ! Nous avons à parler...
La Reynie n’ignorait rien de la relation de son cousin. S’il lui avait proposé de le ramener chez lui, c'était dans l’intention de l’entretenir de Charlotte, mais, sachant combien le sujet était sensible, il choisit de remettre la question au lendemain. Qu’au moins Alban profite pleinement de cette détente qu’il trouvait auprès de la comédienne avant de se retrouver plongé jusqu’aux oreilles dans les noirs méandres d’une affaire immanquablement dangereuse. Et pour sa paix intérieure et pour sa vie ! ... Étant veuf et sans enfants, il connaissait le prix, dans une vie humaine, de quelques minutes de bonheur...
Quant à lui, une bonne nuit serait la bienvenue !
Il s’en félicita quand, en arrivant au Châtelet vers sept heures et demie, il trouva sur sa table de travail un pli que fermait un large cachet de cire rouge aux armes de Louvois, son ministre de tutelle. C’était la seule indication de provenance car elle était signée d’un gribouillis informe. En revanche, le texte était aussi bref qu’inquiétant : « Pour sa famille et ses proches, il est bon que la dépouille de M. Gervais reçoive les consolations de l’Église mais il n’est pas souhaitable que l’on mène une enquête sur la manière dont il a trouvé la mort... Un corps sera retrouvé dans la Seine dans deux ou trois jours et l’affaire sera close. Ceci doit être détruit... »
Le lieutenant général de Police connaissait trop les façons brutales et sans nuances de Louvois pour garder le moindre doute sur la main qui avait tracé ces lignes. Il ne pouvait être question, évidemment, de contrevenir aux ordres qu’elles portaient. Cependant elles venaient jeter un éclairage nouveau... et sinistre sur le trépas de la Reine et par conséquent sur le sort de Charlotte. Se pouvait-il qu’elle eût découvert une chose si effarante qu’emportée par l’impétueuse indignation de sa jeunesse elle eût voulu la communiquer sans plus tarder au Roi ? Louvois seul se tenait dans le cabinet royal à ce moment... et les ordres émanaient de lui...
L’inquiétant billet étalé devant lui, La Reynie, avachi au fond de son fauteuil selon une vieille habitude quand il était seul, réfléchissait en se rongeant l’ongle du pouce quand Delalande fit une entrée visiblement si soucieuse que son chef se redressa :
— Eh bien ? Moi qui espérais que tu aurais passé une nuit agréable.
— Elle l’a été dans un certain sens mais, au théâtre, j’ai entendu une rumeur déplaisante. Que Gervais a tué la Reine et que le remords l’a conduit au suicide...
Sans répondre, La Reynie lui tendit la lettre :
— C’est ce que l’on voudrait que l’on avale et mes conclusions n’ont pas l’air de plaire en haut lieu. En tout cas, ceci est fort clair : on ne recherche pas le ou les assassins de Gervais.
— Ce qui veut dire ?...
— Que la rumeur en question pourrait avoir raison et que Gervais suicidé est préférable à Gervais assassiné.
— Il aurait tué la Reine ? Mais... pourquoi ?
— Sur ordre, tout simplement.
— De qui ?
— Là est la question... qu’il ne faut surtout pas formuler. Mais laissons ce malheureux pour l’instant et tournons-nous d’un autre côté. Je sais que tu refuses farouchement que l’on prononce son nom mais moi, mon garçon, je ne vais pas me gêner. Il faut à tout prix
— tu m’entends bien ? - retrouver Charlotte de Fontenac!
— Mme la comtesse de Saint-Forgeat ! grogna Alban.
La Reynie lui lança un regard noir dans lequel entrait de l’incompréhension :
— Je ne te savais pas stupide ! Si c’est le cas, je ne dirai pas un mot de plus et c’est Desgrez qui continuera de s’en occuper ! Va vaquer à tes activités habituelles...
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