Donatien Sade - Les Infortunes De La Vertu

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Infortunée Justine! Orpheline, ingénue, vertueuse… La voilà lancée sans défense sur les chemins du vice. Non qu'elle soit elle-même pervertie, mais les caprices du sort, ou peut-être son incroyable soumission, l'exposent aux plus odieux tourments. Voyage infernal à l'issue duquel elle se retrouve dans un couvent. De pratiques abominables en exercices cruels, les moines libertins célèbrent alors de curieuse façon les mystères divins. Et la trop sage Justine, victime rêvée, ne sait qu'attiser leurs coupables désirs. Justine ne saurait décidément guérir de sa vertu. Est-ce pour cela que le ciel lui réserve une dernière surprise?

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– Je ne suis pas née pour un tel comble de bonheur, disait-elle quelquefois à Mme de Lorsange… oh ma chère sœur, il est impossible qu’il puisse durer.

On avait beau lui représenter que toutes ses affaires étant finies, elle ne devait plus avoir aucune sorte d’inquiétude; l’attention que l’on avait eue de ne point parler dans les mémoires qui avaient été faits pour elle d’aucun des personnages avec lesquels elle avait été compromise et dont le crédit pouvait être à redouter, ne pouvait que la calmer encore; cependant rien n’y parvenait, on eût dit que cette pauvre fille, uniquement destinée au malheur et sentant la main de l’infortune toujours suspendue sur sa tête, prévît déjà le dernier coup dont elle allait être écrasée. Mme de Lorsange habitait encore la campagne; on était sur la fin de l’été, on projetait une promenade qu’un orage affreux qui se fourrait, paraissait devoir déranger; l’excès de la chaleur avait contraint de laisser tout ouvert dans le salon.

L’éclair brille, la grêle tombe, les vents sifflent avec impétuosité, des coups de tonnerre affreux se font entendre. Mme de Lorsange effrayée… Mme de Lorsange qui craint horriblement le tonnerre, supplie sa sœur de feutrer tout le plus promptement qu’elle pourra; M. de Corville rentrait en ce moment; Justine, empressée de calmer sa sœur, vole à une fenêtre, elle veut lutter une minute contre le vent qui la repousse, à l’instant un éclat de foudre la renverse au milieu du salon et la laisse sans vie sur le plancher.

Mme de Lorsange jette un cri lamentable… elle s’évanouit;

M. de Corville appelle au secours, les soins se divisent, on rappelle Mme de Lorsange à la lumière, mais la malheureuse Justine était frappée de façon à ce que l’espoir même ne pouvait plus subsister pour elle. La foudre était entrée par le sein droit, elle avait brûlé la poitrine, et était ressortie par sa bouche, en défigurant tellement son visage qu’elle faisait horreur à regarder. M. de Corville voulut la faire emporter à l’instant. Mme de Lorsange se lève avec l’air du plus grand calme et s’y oppose.

– Non, dit-elle à son amant, non, laissez-la sous mes regards un instant, j’ai besoin de la contempler pour m’affermir dans la résolution que je viens de prendre; écoutez-moi, monsieur, et ne vous opposez point surtout au parti que j’adopte et dont rien au monde ne pourra me distraire à présent. Les malheurs inouïs qu’éprouve cette malheureuse, quoiqu’elle ait toujours respecté la vertu, ont quelque chose de trop extraordinaire, monsieur, pour ne pas m’ouvrir les yeux sur moi-même; ne vous imaginez pas que je m’aveugle sur ces fausses lueurs de félicité dont nous avons vu jouir dans le cours de ces aventures les scélérats qui l’ont tourmentée. Ces caprices du sort sont des énigmes de la providence qu’il ne nous appartient pas de dévoiler, mais qui ne doivent jamais nous séduire; la prospérité du méchant n’est qu’une épreuve où la providence nous met, elle est comme la foudre dont les feux trompeurs n’embellissent un instant l’atmosphère que pour précipiter dans les abîmes de la mort le malheureux qu’elle éblouit… En voilà l’exemple sous nos yeux; les calamités suivies, les malheurs effrayants et sans interruption de cette fille infortunée sont un avertissement que l’Éternel me donne de me repentir de mes travers, d’écouter la voix de mes remords et de me jeter enfin dans ses bras.

Quel traitement dois-je craindre de lui, moi… dont les crimes vous feraient frémir, s’ils étaient connus de vous… moi dont le libertinage, l’irréligion… l’abandon de tous principes ont marqué chaque instant de la vie… à quoi devrais-je m’attendre, puisque c’est ainsi qu’est traitée celle qui n’eut pas une seule erreur volontaire à se reprocher de ses jours… Séparons-nous, monsieur, il en est temps… aucune chaîne ne nous lie, oubliez-moi, et trouvez bon que j’aille par un repentir éternel abjurer aux pieds de l’être suprême les infamies dont je me suis souillée. Ce coup affreux pour moi était néanmoins nécessaire à ma conversion dans cette vie, et au bonheur que j’ose espérer dans l’autre; adieu, monsieur, vous ne me verrez jamais. La dernière marque que j’attends de votre amitié est de ne faire même aucune sorte de perquisition pour savoir ce que je suis devenue; je vous attends dans un monde meilleur, vos vertus doivent vous y conduire, puissent les macérations où je vais, pour expier mes crimes, passer les malheureuses années qui me restent, me permettre de vous y revoir un jour. Mme de Lorsange quitte aussitôt la maison, elle fait atteler une voiture, prend quelques sommes avec elle, laisse tout le reste à M. de Corville en lui indiquant des legs pieux, et vole à Paris où elle entre aux carmélites dont au bout de très peu d’années elle devient le modèle et l’exemple, autant par sa grande piété que par la sagesse de son esprit et l’extrême régularité de ses mœurs. M. de Corville, digne d’obtenir les premiers emplois de sa patrie, n’en est honoré que pour faire à la fois le bonheur du peuple, la gloire de son souverain et la fortune de ses amis. ô vous qui lirez cette histoire, puissiez-vous en tirer le même profit que cette femme mondaine et corrigée, puissiez-vous vous convaincre avec elle que le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et que si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer dans le ciel une plus flatteuse récompense.

Fini au bout de quinze jours, le 8 juillet 1787.

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