Je secours un homme évanoui, le scélérat me fait tourner une roue comme une bête de somme, il m’accable de coups quand les forces me manquent, toutes les faveurs du sort viennent le combler et je suis prête à perdre mes jours pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau crime, je reperds une seconde fois le peu de biens que je possède pour sauver la fortune de sa victime et pour la préserver du malheur; cet infortuné veut m’en récompenser de sa main, il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m’expose dans un incendie pour sauver un enfant qui ne m’appartient pas, me voilà pour la troisième fois sous le glaive de Thémis. J’implore la protection d’un malheureux qui m’a flétrie, j’ose espérer de le trouver sensible à l’excès de mes maux, c’est au nouveau prix de mon déshonneur que le barbare m’offre des secours… ô providence, m’est-il enfin permis de douter de ta justice et de quels plus grands fléaux eussé-je donc été accablée, si à l’exemple de mes persécuteurs, j’eusse toujours encensé le vice? Telles étaient, madame, les imprécations que j’osais malgré me permettre… qui m’étaient arrachées par l’horreur de mon sort, quand vous avez daigné laisser tomber sur moi un regard de pitié et de compassion… Mille excuses, madame, d’avoir abusé aussi longtemps de votre patience, j’ai renouvelé mes plaies, j’ai troublé votre repos, c’est tout ce que nous recueillerons l’une et l’autre du récit de ces cruelles aventures.
L’astre se lève, mes gardes vont m’appeler, laissez-moi courir à la mort; je ne la redoute plus, elle abrégera mes tourments, elle les finira; elle n’est à craindre que pour l’être fortuné dont les jours sont purs et sereins, mais la malheureuse créature qui n’a pressé que des couleuvres, dont les pieds sanglants n’ont parcouru que des épines, qui n’a connu les hommes que pour les haïr, qui n’a vu le flambeau du jour que pour le détester, celle à qui ses cruels revers ont enlevé parents, fortune, secours, protection, amis, celle qui n’a plus dans le monde que des pleurs pour s’abreuver et des tribulations pour se nourrir… celle-là, dis-je, voit avancer la mort sans frémir, elle la souhaite comme un port assuré où la tranquillité renaîtra pour elle dans le sein d’un dieu trop juste pour permettre que l’innocence avilie et persécutée sur la terre ne trouve pas un jour dans le ciel la récompense de ses larmes.
L’honnête M. de Corville n’avait point entendu ce récit sans en être prodigieusement ému; pour Mme de Lorsange, en qui (comme nous l’avons dit) les monstrueuses erreurs de sa jeunesse n’avaient point éteint la sensibilité, elle était prête à s’en évanouir.
– Mademoiselle, dit-elle à Sophie, il est difficile de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt… mais faut-il vous l’avouer, un sentiment inexplicable, plus vif encore que celui que je viens de vous peindre, m’entraîne invinciblement vers vous, et fait mes propres maux des vôtres. vous m’avez déguisé votre nom, Sophie, vous m’avez caché votre naissance, je vous conjure de m’avouer votre secret; ne vous imaginez pas que ce soit une vaine curiosité qui m’engage à vous parler ainsi; si ce que je soupçonne était vrai… ô Justine, si vous étiez ma sœur!
– Justine… madame, quel nom!
– Elle aurait votre âge aujourd’hui.
– ô Juliette, est-ce toi que j’entends, dit la malheureuse prisonnière en se précipitant dans les bras de Mme de Lorsange… toi, ma sœur, grand Dieu… quel blasphème j’ai fait, j’ai douté de la providence… ah, je mourrai bien moins malheureuse, puisque j’ai pu t’embrasser encore une fois!
Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l’une de l’autre, ne s’exprimaient plus que par leurs sanglots, ne s’entendaient plus que par leurs larmes… M. de Corville ne put retenir les siennes, et voyant bien qu’il lui était impossible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il sortit sur-le-champ et passa dans un cabinet, il écrivit au garde des Sceaux, il peignit en traits de sang l’horreur du sort de l’infortunée Justine, il se rendit garant de son innocence, demanda jusqu’à l’éclaircissement du procès que la prétendue coupable n’eût que son château pour prison et s’engagea à la représenter au premier ordre du chef souverain de la justice. Sa lettre écrite, il en charge les deux cavaliers, il se fait connaître à eux, il leur ordonne de porter à l’instant sa lettre et de revenir prendre leur prisonnière chez lui, s’il en reçoit l’ordre du chef de la magistrature; ces deux hommes qui voient à qui ils ont affaire ne craignent point de se compromettre en obéissant, cependant une voiture avance…
– Venez, belle infortunée, dit alors M. de Corville à Justine qu’il retrouve encore dans les bras de sa sœur, venez, tout vient de changer pour vous dans un quart d’heure; il ne sera pas dit que vos vertus ne trouveront pas leur récompense ici bas, et que vous ne rencontriez jamais que des âmes de fer… suivez-moi, vous êtes ma prisonnière, ce n’est plus que moi qui réponds de vous.
Et M. de Corville explique alors en peu de mots tout ce qu’il vient de faire…
– Homme respectable autant que chéri, dit Mme de Lorsange en se précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau trait que vous avez fait de vos jours. C’est à celui qui connaît véritablement le cœur de l’homme et l’esprit de la loi, à venger l’innocence opprimée, à secourir l’infortune accablée par le sort… Oui, la voilà… la voilà, votre prisonnière… va, Justine, va… cours baiser à l’instant les pas de ce protecteur équitable qui ne t’abandonnera point comme les autres… ô monsieur, si les liens de l’amour m’étaient précieux avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, embellis par les nœuds de la nature, resserrés par la plus tendre estime!
Et ces deux femmes embrassaient à l’envi les genoux d’un si généreux ami et les arrosaient de leurs pleurs. On partit.
M. de Corville et Mme de Lorsange s’amusaient excessivement de faire passer Justine de l’excès du malheur au comble de l’aisance et de la prospérité; ils la nourrissaient avec délices des mets les plus succulents, ils la couchaient dans les meilleurs lits, ils voulaient qu’elle ordonnât chez eux, ils y mettaient enfin toute la délicatesse qu’il était possible d’attendre de deux âmes sensibles… On lui fit faire des remèdes pendant quelques jours, on la baigna, on la para, on l’embellit; elle était l’idole des deux amants, c’était à qui des deux lui ferait plus tôt oublier ses malheurs. Avec quelques soins un excellent artiste se chargea de faire disparaître cette marque ignominieuse, fruit cruel de la scélératesse de Rodin.
Tout répondait aux vœux de Mme de Lorsange et de son délicat amant; déjà les traces de l’infortune s’effaçaient du front charriant de l’aimable Justine… déjà les grâces y rétablissaient leur empire; aux teintes livides de ses joues d’albâtre succédaient les roses du printemps; le rire effacé depuis si longtemps de ces lèvres y reparut enfin sur l’aile des plaisirs.
Les meilleures nouvelles arrivaient de Paris, M. de Corville avait mis toute la France en mouvement, il avait ranimé le zèle de M. S. qui s’était joint à lui pour peindre les malheurs de Justine et pour lui rendre une tranquillité qui lui était aussi bien due… Des lettres du roi arrivèrent enfin, qui purgeant Justine de tous les procès qui lui avaient été injustement intentés depuis son enfance, lui rendaient le titre d’honnête citoyenne, imposaient à jamais silence à tous les tribunaux du royaume qui avaient comploté contre cette malheureuse, et lui accordaient douze cents livres de pension sur les fonds saisis dans l’atelier des faux-monnayeurs du Dauphiné. Peu s’en fallut qu’elle n’expirât de joie en apprenant d’aussi flatteuses nouvelles; elle en versa plusieurs jours de suite des larmes bien douces dans le sein de ses protecteurs, lorsque tout à coup son humeur changea sans qu’il fût possible d’en deviner la cause. Elle devint sombre, inquiète, rêveuse, quelquefois elle pleurait au milieu de ses amis sans pouvoir elle-même expliquer le sujet de ses larmes.
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