— Oui, mais…
— Alors, vous êtes des Valaques !
Cuza sentait que Molasar perdait patience mais il lui devait une explication :
— Nos ancêtres étaient des émigrants et…
— C’est la même chose ! Mon grand-père est venu de Hongrie. Mais moi, qui suis né sur cette terre, je n’en suis pas moins valaque ! Et il en est de même pour les Juifs dont vous me parlez : ce sont des Valaques, mes compatriotes !
Molasar se redressa avec fierté pour ajouter :
— Et je ne permettrai pas à un Allemand de venir dans mon pays pour tuer mes compatriotes !
Voilà qui est typique ! se dit Cuza. Je suis sûr qu’il ne s’est jamais élevé contre les déprédations commises à l’encontre des paysans par les autres boyards. De même qu’il n’a jamais protesté contre les empalements chers à Vlad Tepes. Il était tout à fait normal que la noblesse de Valachie décimât la populace ! Mais un étranger, pensez donc !
Molasar s’était retiré dans l’ombre.
— Parlez-moi de ces camps de la mort.
— J’aimerais mieux ne pas le faire, c’est trop…
— Dites-moi tout !
— C’est bien, fit Cuza en soupirant. Le premier camp a été édifié à Buchenwald, ou peut-être à Dachau, il y a huit ans de cela. Mais il y en a bien d’autres : Flossenburg, Ravensbrück, Natzweiler, Auschwitz, sans compter tous ceux dont je ne connais même pas le nom. Et il y en aura bientôt un en Roumanie – en Valachie, si vous préférez. Ces camps ont tous la même finalité : le regroupement de millions d’hommes et de femmes, qui connaîtront ensuite la torture, l’humiliation, les travaux forcés puis l’extermination.
— Des millions ?
Il était clair que Molasar était troublé par cette révélation. Ombre tapie dans l’ombre, il parlait avec une certaine frénésie.
— Oui, des millions, répéta Cuza d’une voix ferme.
— Je vais tuer ce major allemand !
— Cela ne servira à rien. Ils sont des milliers comme lui ; vous pourriez en tuer un certain nombre mais ce serait finalement eux qui apprendraient à vous tuer.
— Qui les envoie ?
— Leur chef est un homme nommé Hitler qui…
— Un roi ? Un prince ?
— Non… je crois que le mot voevod serait le plus approprié.
— Ah ! Un seigneur de la guerre ! Eh bien, je le tuerai, et il n’enverra plus personne !
Molasar avait énoncé cela si naturellement que Cuza mit quelque temps à saisir sa pensée.
— Qu’avez-vous dit ?
— Le seigneur Hitler – dès que j’aurai recouvré toutes mes forces, je m’abreuverai de son sang !
Cuza se sentait comme un noyé à qui l’on tire subitement la tête hors de l’eau.
— Mais c’est impossible ! Il est extrêmement bien protégé et réside à Berlin !
Molasar se montra alors en pleine lumière. Une sorte de sourire barrait son visage.
— La protection du seigneur Hitler ne sera pas plus efficace que celle des laquais qui ont envahi ce donjon. Je m’emparerai de lui si tel est mon bon plaisir, quel que soit le nombre de portes et d’hommes d’armes qui me séparent de lui. Peu importe également le pays où il se trouve, je l’atteindrai dès que je serai assez fort !
Cuza ne pouvait plus cacher son émotion. L’espoir, enfin, un espoir plus grand que tout ce dont il aurait pu rêver !
— Quand ? Quand vous rendrez-vous à Berlin ?
— Je serai prêt demain soir. Je serai assez fort quand j’aurai tué tous les envahisseurs.
— Eh bien, je suis heureux qu’ils ne m’aient pas écouté quand je leur ai conseillé de quitter le donjon.
— Vous avez fait quoi ?
Molasar avait poussé un véritable hurlement et ses mains se tordaient frénétiquement comme s’il se retenait de lacérer le visage de Cuza.
— Je suis désolé, dit Cuza, je croyais que cela correspondait à votre désir…
— Je ne désire qu’une chose, leur vie ! Et si je veux autre chose, je vous le ferai savoir et vous m’obéirez en tout point !
— Oui, oui, bredouilla Cuza, qui semblait avoir oublié avec quelle sorte de créature il était en train de discuter.
— C’est bien, car il me faut l’aide d’un mortel. Il en a toujours été ainsi. Limité que je suis aux heures sombres, j’ai besoin de quelqu’un qui puisse agir en plein jour et effectuer pour moi certains préparatifs. Dans le passé, je me suis adjoint des hommes dont les appétits étaient différents du mien – et différents de ceux de leurs contemporains. Je les ai récompensés en leur fournissant le moyen de satisfaire ces appétits. Mais vous… je crois que votre prix est en accord avec mes propres désirs. Nous luttons dès maintenant pour une cause commune.
Cuza contempla ses pauvres mains déformées par la maladie.
— Je ne crois pas que je ferai un très bon agent.
— La mission que je vous confierai demain soir est des plus simples : un objet qui m’est précieux doit être ôté de ce donjon et dissimulé dans les collines. Je serai alors libre de poursuivre et de détruire ceux qui en veulent à mes compatriotes.
Une sensation étrange s’empara de Cuza. Il se mit à imaginer Hitler et Himmler tremblant devant Molasar puis il vit leurs cadavres dépecés, décapités, exhibés à l’entrée d’un camp de la mort dépeuplé. Ce serait la fin de la guerre, le salut de son peuple ! L’avenir s’ouvrirait devant Magda, ce serait la fin d’Antonescu et de la Garde de Fer, sa réintégration à l’Université.
Il retomba brutalement dans la réalité. Comment pourrait-il porter quoi que ce soit hors du donjon ? Comment pourrait-il gagner les collines alors que ses forces ne lui permettaient même pas de franchir la porte ?
— Il vous faudra un homme valide, dit-il à Molasar d’une voix qui semblait devoir se briser. L’invalide que je suis ne vous serait d’aucun secours.
Il sentit plus qu’il ne vit Molasar faire le tour de la table et se placer à côté de lui. Il y eut une légère pression sur son épaule – la main de Molasar. Il leva alors les yeux et vit Molasar qui le regardait. Le sourire aux lèvres.
— Je crois que l’étendue de mes pouvoirs vous surprendra.
L’AUBERGE
Samedi 3 mai
10 heures 20
La joie.
Oui, c’était bien cela. Magda n’aurait jamais cru que ce pût être aussi merveilleux de s’éveiller dans les bras d’un être aimé. La paix, aussi, et la sécurité. La journée qui commençait serait bien plus lumineuse, maintenant qu’elle savait que Glenn la partagerait avec elle.
Glenn dormait toujours et Magda ne voulait pas le réveiller, même si elle ne pouvait empêcher sa main de se poser sur lui. Sa paume effleura son épaule, les cicatrices de sa poitrine. Elle se serra plus fort contre lui, et le désir l’enflamma. Si seulement il avait ouvert les yeux à cet instant…
Magda contempla son visage. Elle ignorait pratiquement tout de lui. D’où venait-il au juste ? Quelle avait été son enfance ? Que faisait-il dans ces montagnes et pourquoi transportait-il la lame d’un glaive ? Toutes ces questions rendaient Magda nerveuse comme une collégienne, et elle ne se souvenait pas d’avoir été plus heureuse de toute son existence.
Elle aurait souhaité que Papa le connaisse. Les deux hommes se seraient si bien entendus. Mais elle se demanda également comment Papa aurait réagi à l’annonce de leur intimité. Glenn n’était pas juif… elle ne savait pas ce qu’il était mais il était évident qu’il n’était pas juif. Pour elle, cela ne faisait aucune différence, mais Papa avait toujours accordé une grande importance à ce détail.
Papa…
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