– À Teenytown, tu sais, ça sera un boulot de courte durée. Dès que l’été et les grandes vacances arrivent, Mr. Kingsley préfère embaucher des jeunes du pays. Dix-huit, vingt-deux ans maxi. C’est la politique locale. Et un jeune, ça bosse pour moins cher. » Encore un grand sourire, qui dévoila quelques dents manquantes. « Mais bon, y a des endroits pires pour gagner sa croûte. Bosser dehors peut rebuter un homme, ces jours-ci, mais le grand froid ne durera plus très longtemps. »
Non, quelques semaines à tout casser. Les bâches recouvrant la plupart des attractions du jardin public seraient bientôt retirées pour laisser apparaître la physionomie estivale d’une petite station de villégiature: stands de hot-dogs, roulottes de glaciers, et une structure ronde dans laquelle Dan avait reconnu un manège. Sans parler du petit train, évidemment, avec ses wagons miniatures et sa grosse locomotive turbo diesel. S’il pouvait arrêter de picoler, et qu’il se montrait digne de confiance, Freeman ou son patron — Kingsley — pourraient peut-être le laisser la conduire une fois ou deux. Ça, il aimerait. Et dans quelques mois, quand la mairie embaucherait un étudiant en vacances pour le remplacer, il lui resterait la solution de l’hospice.
S’il décidait de se poser, cela va sans dire.
Faudra bien que tu te poses quelque part , lui fit remarquer Hallorann (décidément, ça semblait être son jour pour avoir des visions et entendre des voix). Faudra bien que tu te poses quelque part, sans quoi tu seras plus capable de te poser nulle part.
Il se surprit lui-même à rire. « Ça me tente bien, Mr. Freeman. Ça me tente vraiment bien. »
5
« T’as déjà fait de l’entretien extérieur ? » lui demanda Billy Freeman. Ils marchaient lentement le long du train. Avec le toit des wagons qui ne lui arrivait pas plus haut que le torse, Dan avait l’illusion d’être un géant.
« Je sais désherber, planter et peindre. Je sais me servir d’une souffleuse de feuilles et d’une tronçonneuse. Je suis capable de réparer des petits moteurs si la panne est pas trop compliquée. Et je sais piloter une tondeuse autotractée sans écraser de petits enfants. Pour ce qui est du train, en revanche… là, je saurais pas.
— Faudrait que t’aies l’autorisation de Kingsley pour ça. Assurance et tout le bordel. Dis voir, t’as des références ? Parce que Mr. Kingsley t’embauchera pas sans ça.
— Oui, j’en ai quelques-unes. Surtout comme agent d’entretien et garçon de salle dans des hôpitaux. Dites, Mr. Freeman…
— Billy. Et tu , ça ira.
— Dis, Billy, ton train a pas l’air de pouvoir transporter des passagers. Où est-ce que tu les mets ? »
Billy avait de nouveau la banane. « Attends-moi là. Voyons voir si tu trouves ça aussi fendard que moi. Moi, je me lasse jamais du spectacle. »
Freeman retourna à la locomotive et se pencha à l’intérieur. Le moteur, qui avait tourné au ralenti jusque-là, se mit à accélérer en projetant vers le ciel des jets rythmiques de fumée. Un long gémissement hydraulique se répercuta sur toute la longueur du Helen Rivington . Soudain, le toit de tous les wagons et de la petite voiture de queue peinte en jaune — neuf voitures au total — commença à se soulever. Dan avait l’impression de voir neuf décapotables s’ouvrir en même temps. Il se pencha pour regarder à l’intérieur et aperçut des sièges de plastique rigide. Six dans chaque wagon de passagers, deux dans la petite voiture de queue. Cinquante en tout.
Lorsque Billy revint, Dan avait la banane lui aussi. « Ton train doit être vraiment rigolo quand il est rempli de passagers.
– Ça, ouais ! Les gens se marrent comme des baleines, ils se filment, se prennent en photo. Tiens, je vais te montrer. »
Billy emprunta le marchepied situé à l’extrémité du wagon, longea la petite allée centrale et s’installa sur un siège. Une étonnante illusion d’optique se produisit. Billy agita majestueusement la main à l’adresse de Dan qui s’imagina fort bien cinquante Brobdingnagiens, réduisant à un format lilliputien le train dont ils s’étaient emparés, quittant la gare de Teenytown avec majesté.
Lorsque Billy se leva et redescendit sur le quai, Dan applaudit. « Je parie que tu vends trois millions de cartes postales entre Memorial Day et Labor Day [5] Dernier lundi du mois de mai et premier lundi de septembre.
.
— T’as gagné. » Billy fourragea dans la poche de sa veste, en sortit un paquet de cigarettes Duke cabossé — une marque pas chère que Dan connaissait bien, vendue dans les gares autoroutières et les magasins de quartier partout en Amérique — et le présenta à Dan, qui en prit une. Billy lui donna du feu.
« Autant en profiter tant que c’est encore possible, dit-il en contemplant sa clope. Dans quelques années, il sera interdit de fumer ici. Le Club féminin de Frazier s’y emploie déjà. Une bande de vieilles momies, si tu veux mon avis, mais tu sais ce qu’on dit: la main qui balance le foutu berceau gouverne le foutu monde. » Il souffla de la fumée par les narines. « Quoique la plupart n’ont plus balancé de berceau depuis l’époque où Nixon était président. Ni eu besoin de s’enfiler de Tampax, soit dit en passant.
– Ça sera peut-être pas un mal, dit Dan. Les jeunes ont tendance à copier les comportements de leurs aînés. » Il songea à son père. La seule chose que Jack Torrance aimait mieux que boire un verre, c’était boire une douzaine de verres, lui avait un jour dit sa mère peu de temps avant sa mort. Elle, c’était les cigarettes, et ça l’avait tuée. Autrefois, Dan s’était aussi promis de ne jamais commencer à fumer. Il en était venu à penser que la vie est une série d’embuscades pleines d’ironie.
Billy Freeman le dévisageait, un œil plissé, presque fermé. « J’ai des intuitions sur les gens des fois, et j’en ai une avec toi. Je l’ai eue avant même que tu te retournes et que je voie ta tête. Je crois que t’es p’t-êt’ bien le bon gars que je cherche pour m’aider au grand nettoyage de printemps d’ici au mois de mai. C’est ce que je ressens, en tout cas. Ça peut paraître fou, mais je fais confiance à mon instinct. »
Pour Dan, ça n’avait rien de fou. Et il comprenait maintenant pourquoi il avait capté si clairement les pensées de Billy Freeman, sans même l’avoir voulu. Il se souvint de ce que Dick Hallorann lui avait dit un jour — Dick qui avait été son premier ami adulte: Beaucoup de gens ont un peu de ce que j’appelle le Don, mais bien souvent c’est juste une étincelle — juste de quoi leur permettre de savoir quelle chanson va passer à la radio ou que le téléphone va se mettre à sonner.
Billy Freeman avait cette petite étincelle. Cet éclat.
« Je crois que c’est ce Mr. Carey Kingsley que je devrais aller trouver, non ?
— Casey, pas Carey. Mais, ouais, c’est lui le boss. Il est à la tête des services techniques de la ville depuis vingt-cinq ans.
— Quel serait le meilleur moment ?
— J’dirais, tout de suite. » Billy pointa le doigt. « Là-bas, c’tas de briques de l’autre côté de la rue, c’est l’hôtel de ville de Frazier, avec tous les bureaux. Tu trouveras Mr. Kingsley au sous-sol, fond du couloir. Tu sauras que t’y es quand t’entendras de la musique disco au-dessus de ta tête. C’est le cours d’aérobic pour dames, tous les mardis et jeudis.
— D’accord, dit Dan. Je crois que je vais y aller.
— T’as tes références ?
— Oui. » Dan tapota son sac, appuyé contre le mur de la gare de Teenytown.
« Et tu les as pas fabriquées toi-même, hein ? »
Dan sourit. « Non, elles sont tout ce qu’il y a d’authentique.
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