La lune se levait au-dessus du fleuve. La couverture était étalée dans l’herbe derrière lui. Bientôt il s’allongerait dessus, la ramènerait autour de lui comme un cocon et s’endormirait. Il était juste assez dans les vapes pour être heureux. Le décollage et la montée avaient été un peu tumultueux, mais à présent toutes ces turbulences de basse altitude étaient oubliées. Il ne menait peut-être pas ce que l’Amérique puritaine aurait appelé une vie exemplaire mais, pour le moment, il se sentait bien. Il avait une bouteille d’Old Sun (achetée dans une boutique de spiritueux suffisamment éloignée du Golden Discount) et la moitié d’un grand sandwich-héros pour son petit déjeuner du lendemain. L’avenir était nuageux, mais ce soir, la lune étincelait. Tout allait bien.
(Bonbon)
Soudain le gosse était là. Tommy. Là, avec lui. Main tendue vers la poudre. Ecchymoses sur le bras. Yeux bleus.
(Bonbon)
Il le vit avec une atroce netteté qui n’avait rien à voir avec le Don. Et il vit Deenie couchée sur le dos, ronflant. Et le portefeuille en faux cuir rouge. Et le rouleau de coupons alimentaires marqués U.S. DEPARTMENT OF AGRICULTURE. Et les billets. Les soixante-dix dollars. Qu’il avait pris.
Pense à la lune. Comme elle est sereine dans sa montée au-dessus de l’eau.
Pendant un moment, c’est ce qu’il fit, puis il revit Deenie couchée sur le dos, le portefeuille en faux cuir rouge, le rouleau de coupons alimentaires, la pitoyable poignée de billets (presque tous envolés à présent). Plus nettement que tout, il vit le petit garçon, la main tendue vers la poudre, une main en forme d’étoile de mer. Les yeux bleus. Les ecchymoses sur les bras.
Bonbon , qu’il disait.
Mama , qu’il disait.
Dan avait appris l’astuce de mesurer ses doses, ainsi l’alcool durait plus longtemps, l’ivresse était plus douce et, le lendemain, le mal aux cheveux plus supportable. Quelquefois, malgré tout, il arrivait qu’on se trompe dans les doses. Les emmerdes, ça n’arrive pas qu’aux autres. Comme au Milky Way. Mais là, ç’avait plus ou moins été un accident. Ce soir, sécher la bouteille en quatre longues gorgées résulta d’un calcul délibéré. L’esprit est un tableau noir. L’alcool, la brosse à effacer.
Il s’allongea, ramena la couverture volée autour de lui et attendit l’inconscience. Elle vint, mais Tommy vint le premier. T-shirt des Braves d’Atlanta. Couche pendouillante. Yeux bleus, ecchymoses sur le bras, main en étoile de mer.
Bonbon. Mama.
J’en parlerai jamais , se dit-il. À personne.
Alors que la lune se levait sur Wilmington, Caroline du Nord, Dan Torrance sombra dans l’inconscience. Il rêva de l’Overlook, mais il ne s’en souviendrait pas au réveil. Ce qui lui revint au réveil, ce furent les yeux bleus, les ecchymoses sur le bras, la main tendue.
Il réussit à récupérer ses affaires et fila vers le nord, État de New York dans un premier temps, puis le Massachusetts. Deux années passèrent. Parfois, il aidait des gens, âgés le plus souvent. Il avait un don pour ça. Ses trop nombreux soirs de cuite, le gosse était la dernière de ses pensées avant de sombrer et la toute première à lui venir à l’esprit le lendemain matin. C’était toujours au gosse qu’il pensait quand il se promettait qu’il allait arrêter de boire. Peut-être la semaine prochaine ; le mois prochain, sûr. Le gosse. Les yeux. Le bras. La main tendue comme une étoile de mer.
Bonbon.
Mama.
CHAPITRE 1
BIENVENUE À TEENYTOWN [4] « Miniville ».
1
Après Wilmington, son alcoolisation quotidienne cessa.
Il tenait une semaine, parfois deux, sans rien avaler de plus fort que des sodas allégés. Il se réveillait sans gueule de bois, et ça, c’était bien. Il se réveillait assoiffé — avec le désir de boire — et une sensation de déprime, et ça, c’était moins bien. Et puis un soir arrivait. Ou un week-end. Il suffisait parfois d’une pub Budweiser à la télé pour le faire craquer — une bande de jeunes, visage lisse, pas un seul bide de buveur de bière parmi eux, en train de s’en jeter une bien fraîche après une partie de volley acharnée. Parfois, il suffisait de deux jolies femmes en train de prendre un verre après le boulot à la terrasse d’un joli petit café, du genre avec un nom français et des suspensions de plantes vertes à foison. Et des petites ombrelles en papier dans les verres. Parfois, c’était juste une chanson à la radio. Comme une fois, Styx chantant Mr. Roboto … Quand il était sobre, c’était sobriété totale. Quand il picolait, il se cuitait à mort. S’il se réveillait à côté d’une femme, il pensait à Deenie et au gosse en T-shirt des Braves. Il pensait aux soixante-dix dollars. Parfois aussi, il se soûlait et n’allait pas bosser. On lui donnait encore une chance — il faisait bien son boulot — mais un jour finissait par arriver. Celui où il disait merci beaucoup et remontait dans un bus. Après Wilmington, Albany, après Albany, Utica. Utica s’effaça derrière New Paltz, que remplaça Sturbridge, où il se soûla à un concert de folk en plein air et se réveilla dans une cellule le lendemain matin avec un poignet cassé. Ensuite, ce fut Weston, après quoi, une maison de retraite sur l’île de Martha’s Vineyard où, là, on peut dire qu’il fit un passage éclair. Le troisième jour, une infirmière flaira son haleine alcoolisée et, ouste, du balai, j’aimerais pas être dans vos souliers. Une fois, il croisa la route du Nœud Vrai sans s’en apercevoir. Du moins pas au niveau conscient. Mais à un niveau plus profond — dans cette partie clairvoyante en lui — il perçut quelque chose. Une odeur, persistante et désagréable, comme un relent de caoutchouc brûlé sur un tronçon d’autoroute où un grave accident s’est produit peu de temps auparavant.
De Martha’s Vineyard, il prit un bus MassLines pour Newburyport. Là, il trouva un emploi dans un hospice d’anciens combattants, le genre d’endroit où personne n’est très à cheval sur les principes, le genre d’endroit où on laisse des vieux soldats en fauteuil roulant parqués devant des salles de consultation désertes jusqu’à ce que leur poche de pisse déborde sur le carrelage du couloir. Un endroit détestable pour les patients, un peu meilleur pour les pauvres diables comme lui qui restaient jamais très longtemps quelque part, même si Dan — et quelques autres de ses collègues — apportait aux vieux soldats ce qu’il pouvait leur apporter de mieux. Il en aida même deux ou trois à passer la rampe quand leur heure sonna. Ce boulot dura un certain temps, assez longtemps pour que le Président Saxo remette les clés de la Maison-Blanche au Président Cow-Boy.
Dan avait connu quelques nuits bien arrosées à Newburyport, mais toujours avec un jour de congé le lendemain, donc tout se passait bien. Après l’une de ses courtes bordées, il se réveilla en pensant au moins j’ai laissé les coupons alimentaires. Et le vieux duo psychotique de jeu télé remonta en scène.
Désolé, Deenie, c’est perdu pour vous, mais personne ne repart jamais les mains vides. Johnny, qu’avons-nous pour Deenie aujourd’hui ?
Eh bien, Bob, Deenie ne remporte pas d’argent aujourd’hui, mais elle repart avec notre nouveau coffret de jeu pour la maison, quelques grammes de cocaïne et un épais rouleau de COUPONS ALIMENTAIRES !
Ce que remporta Dan, ce fut tout un mois sans boire. Il s’y adonna, supposa-t-il, en bizarre manière de pénitence. Il lui vint plusieurs fois à l’esprit que s’il avait eu l’adresse de Deenie, il lui aurait renvoyé ces sales soixante-dix dollars depuis longtemps. Il lui en aurait même envoyé le double si ça avait pu effacer ses souvenirs du gosse, T-shirt des Braves et main en étoile de mer. Mais comme il n’avait pas son adresse, il resta sobre. À se flageller à coups de fouet. Secs , les coups de fouet.
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