3
Non loin de l’hospice, Dan s’arrêta de nouveau. De l’autre côté de la rue, en face de l’hôtel de ville, se trouvait le jardin public de Frazier. Un ou deux arpents de pelouse commençant tout juste à reverdir, un kiosque à musique, un terrain de soft-ball, un terrain de basket goudronné, des tables de pique-nique et même un golf miniature. Tout ça était très séduisant, mais ce qui l’intéressait, c’était le panneau
VISITEZ TEENYTOWN
LA « PETITE MERVEILLE » DE FRAZIER
ET EMPRUNTEZ SON CHEMIN DE FER !
Pas besoin d’être un génie pour constater que Teenytown était une réplique miniature de Cranmore Avenue. Il y avait l’église méthodiste que Dan venait de dépasser, avec son clocher d’un peu plus de deux mètres de haut ; il y avait le cinéma Music Box, le glacier Spondulicks, la librairie Mountain Books, le magasin Shirts & Stuff, la Galerie de Frazier, spécialité de gravures d’art. Il y avait même une reproduction parfaite, d’environ quatre-vingts centimètres de haut, de l’hospice Helen Rivington avec son unique tourelle mais sans ses deux ailes neuves. Peut-être, songea Dan, parce qu’elles étaient archi-moches, surtout comparées à la pièce maîtresse.
Derrière Teenytown était stationné un train miniature avec CHEMIN DE FER DE TEENYTOWN peint sur des wagons si petits qu’ils ne pouvaient sûrement pas embarquer de passagers plus grands que des bambins juste en âge de marcher. Des nuages de fumée s’échappaient de la cheminée de la locomotive rouge vif à peu près grosse comme une moto Honda Goldwing. Dan entendait ronfler son moteur diesel. Sur le côté de la micheline, en lettres dorées patinées à l’ancienne, était écrit LE HELEN RIVINGTON. La patronne de la ville, présuma Dan. Il devait y avoir aussi une rue portant son nom quelque part dans Frazier.
Le soleil s’était de nouveau caché et il faisait assez froid pour que Dan voie son haleine monter devant lui, mais il resta encore un peu immobile. Gosse, il avait toujours désiré un train électrique qu’il n’avait jamais eu. Et là en face, à Teenytown, existait une version géante que les enfants de tout âge pouvaient adorer.
Il remonta son sac sur son épaule et traversa la rue. Entendre la voix de Tony — et le revoir — après tant d’années l’avait perturbé, mais à cet instant il se réjouit d’être descendu là. Peut-être que cet endroit était réellement celui qu’il cherchait, celui où il trouverait enfin le moyen de redresser sa vie qui gîtait dangereusement.
Où que tu ailles, tu t’emmènes avec toi.
Il repoussa cette pensée dans son placard mental. Il était très fort pour ça. Il avait fourré tout un tas de trucs dans ce placard.
4
Un capot dissimulait le moteur de la locomotive des deux côtés. Avisant un tabouret sous l’avant-toit du dépôt ferroviaire de Teenytown, Dan s’en empara et grimpa dessus. La cabine du conducteur était équipée de deux sièges baquets recouverts de mouton retourné que Dan aurait dit récupérés d’une ancienne grosse cylindrée sortie des chaînes de Detroit. Le tableau de bord et les commandes aussi ressemblaient à des pièces de vieux bolide détournées, sauf le grand levier de vitesses en zigzag à l’ancienne qui saillait du plancher. Celui-là venait à tous les coups d’un vieux camion. Le pommeau d’origine avait été remplacé par une tête de mort hilare coiffée d’un bandana rouge fané devenu rose pâle au fil des années sous l’action d’innombrables étreintes manuelles. Le volant, avec sa moitié supérieure sciée, ressemblait au manche d’un petit avion de tourisme. Peint en noir sur le tableau de bord, à demi effacé mais encore lisible, on déchiffrait VITESSE MAX. 60 À RESPECTER.
« Elle vous plaît ? » La voix avait résonné juste derrière lui.
Dan se retourna brusquement et faillit perdre l’équilibre. Une grande main calleuse se referma sur son avant-bras et le retint. Son possesseur, la cinquantaine bien tassée ou la soixantaine jeune, portait une veste en jean matelassée et une casquette de chasse à carreaux rouges aux oreillettes baissées. Dans l’autre main, il transportait une caisse à outils avec sur le couvercle PROPRIÉTÉ DE LA VILLE DE FRAZIER écrit à la bande Dymo.
« Oh, pardonnez-moi, dit Dan en descendant du tabouret. Je ne voulais pas…
— C’est rien. Il y a tout le temps des gens qui s’arrêtent pour regarder. Des fanas de trains électriques en général. C’est comme un rêve réalisé pour eux. L’été, on est plus pointilleux, quand ça grouille de monde ici et qu’on a un départ du Riv toutes les heures. Mais à cette période de l’année, n’y a que moi, et ça me dérange pas un poil. » Il présenta sa main à Dan. « Billy Freeman. Ouvrier mécanicien municipal. Le Riv est mon bébé. »
Dan accepta sa poignée de main. « Dan Torrance. »
Billy Freeman zieuta son sac. « Venez d’descendre du bus, j’imagine. Ou vous faites du stop ?
— Bus, confirma Dan. Qu’est-ce qu’elle a comme moteur ?
— V’là une question intéressante. Chevrolet Veraneio, ça vous dit sûrement rien ? »
Non, ça ne disait rien à Dan, mais il savait ce dont Freeman parlait. Parce que Freeman le savait . Il ne pensait pas avoir eu d’éclair de voyance aussi lumineux depuis des années. Cette constatation réveilla en lui un frisson de plaisir remontant à sa plus tendre enfance, avant qu’il ait découvert à quel point le Don pouvait être dangereux.
« Break version brésilienne, c’est ça ? Turbo diesel. »
Les sourcils broussailleux de Freeman dessinèrent des accents circonflexes et il se fendit d’un grand sourire. « Sacrénom, c’est exactement ça ! Casey Kingsley, c’est lui le patron, il l’a eu aux enchères l’an passé. Du tonnerre, comme moteur. Démarre au quart de tour, tire du feu de Dieu. Le tableau de bord aussi vient d’un break. Les sièges, c’est bibi. »
La clairvoyance s’estompait, mais Dan intercepta une dernière information. « Pontiac GTO Judge. »
Maintenant, Freeman souriait jusqu’aux oreilles. « Exact. Dans une casse, du côté de Sunapee. Le levier, c’est un high-hat vintage de Mack 1961. Neuf vitesses. La classe, hein ? Tu cherches du boulot ou tu regardes juste en passant ? »
Surpris par le changement de sujet, Dan hésita. Cherchait-il du travail ? Il supposait que oui. L’hospice qu’il avait vu en remontant Cranmore Avenue devait être l’endroit logique par où commencer, et — clairvoyance ou simple intuition ? — il avait dans l’idée qu’ils embaucheraient. Mais la vision de Tony à la fenêtre de la tourelle l’avait ébranlé et il n’était pas sûr de vouloir s’y présenter pour le moment.
Surtout, mon petit Danny, tu veux avoir mis un peu plus de distance entre toi et ta dernière biture avant de te pointer là-bas pour poser ta candidature. Même si la seule chose qu’ils ont à t’offrir, c’est de passer la polisseuse de nuit.
La voix de Dick Hallorann. Dan n’avait pas repensé à Dick depuis longtemps. Peut-être bien depuis Wilmington.
À l’approche de l’été — une saison pour laquelle Frazier avait clairement trouvé une raison — les commerces embaucheraient toutes sortes de saisonniers. Mais entre Teenytown et un Chili’s à la galerie marchande du coin, y avait pas photo. Il choisissait Teenytown sans hésiter. Il s’apprêtait à répondre à Freeman, qui l’observait avec une franche curiosité, quand Hallorann se manifesta à nouveau.
Tes chances risquent de se réduire, petit. T’approches le cap des trente.
« Oui, dit-il. Je cherche du boulot.
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