Et puis un soir, il passa devant un troquet qui s’appelait Le Repos du Pêcheur et aperçut une jolie blonde assise toute seule sur un tabouret de bar à l’intérieur. Elle portait une jupe écossaise à mi-cuisse et paraissait se morfondre, alors il entra, et en fait, la fille venait tout juste de divorcer, ça alors, quel dommage, et peut-être qu’un peu de compagnie, ça vous dirait ? et trois jours plus tard, il s’était réveillé avec ce même vieux trou noir dans la mémoire. Il se présenta à l’hospice des anciens combattants où son boulot jusque-là avait consisté à lessiver les sols et à changer les ampoules, espérant que pour cette fois, ça passerait, mais pas de bol. « Pas très à cheval » sur les principes, c’est pas tout à fait pareil que « pas du tout à cheval » ; presque pareil, mais faut pas déconner. En prenant la porte, avec trois affaires récupérées dans son casier, il avait dans la tête une vieille chanson de Bobcat Goldthwaite: « Mon job y était encore mais quelqu’un d’autre l’occupait. » Alors, il était monté dans un autre bus, à destination du New Hampshire celui-là, et il s’était acheté, avant d’embarquer, un contenant en verre empli de liquide alcoolisé.
Il alla s’installer tout au fond, juste à côté des toilettes. La place du pochard. L’expérience lui avait appris que c’était la plus adéquate si t’avais l’intention de passer le trajet à te cuiter. Il plongea la main dans son sac en papier brun, dévissa le bouchon du contenant en verre empli de liquide alcoolisé et renifla l’odeur ambrée. Cette odeur aussi savait parler, même si elle n’avait qu’un seul message à délivrer: Salut, vieil ami. Meurs encore un peu.
Il pensa Bonbon .
Il pensa Mama .
Il pensa à Tommy, qui devait aller à l’école à présent. À condition que son oncle Randy ne l’ait pas tué.
Il pensa, Le seul qui peut lever le pied, c’est toi .
Cette pensée lui était déjà venue bien souvent, mais cette fois-ci, une autre lui embraya le pas: Rien ne t’oblige à vivre comme ça si tu ne veux pas. Tu peux, évidemment… mais rien ne t’y oblige.
Cette nouvelle voix était si étrange, si différente de ses habituels dialogues intérieurs, qu’il pensa l’avoir captée dans le cerveau de quelqu’un d’autre — il savait faire ça, mais il y avait déjà un bon bout de temps qu’il ne recevait plus d’émissions pirates. Il avait appris à les intercepter et à les bloquer. Il leva néanmoins les yeux pour regarder dans l’allée centrale, pratiquement sûr d’y voir quelqu’un qui se serait retourné pour le regarder. Personne n’était retourné. Tout le monde dormait, ou parlait avec son voisin, ou regardait défiler le jour gris de la Nouvelle-Angleterre derrière la vitre.
Rien ne t’oblige à vivre comme ça si tu ne veux pas.
Si seulement c’était vrai. Il revissa quand même le bouchon et posa la bouteille sur le siège voisin. Deux fois, il la reprit. La première fois, il la reposa. La deuxième, il glissa la main dans le sac et dévissa de nouveau le bouchon, mais c’est le moment que choisit le bus pour faire halte sur l’aire de bienvenue du New Hampshire, juste après la frontière de l’État. Dan entra dans le Burger King avec les autres voyageurs, ne s’arrêtant que le temps nécessaire pour jeter le sac en papier brun dans un conteneur à ordures. Sur le grand réceptacle vert on lisait l’inscription: SI VOUS N’EN AVEZ PLUS BESOIN, LAISSEZ-LE ICI.
Comme ce serait chouette , songea Dan en l’entendant atterrir dans un cliquetis. Bon Dieu, comme ce serait chouette.
2
Une heure plus tard, le bus dépassait le panneau BIENVENUE À FRAZIER OÙ CHAQUE SAISON A SA RAISON ! Et au-dessous, BERCEAU DE TEENYTOWN !
Le bus s’arrêta devant le Centre communautaire de Frazier où des passagers montèrent et, du siège vide à côté de Dan, que la bouteille avait occupé durant la première partie du voyage, Tony parla. Tony ne s’était pas exprimé aussi clairement depuis des années mais Dan aurait reconnu sa voix entre toutes.
( c’est là c’est le bon endroit )
Aussi bon qu’un autre , pensa Dan.
Il attrapa son sac dans le porte-bagages et descendit. Debout sur le trottoir, il regarda le bus s’éloigner. À l’ouest, les montagnes Blanches cisaillaient l’horizon. Au cours de ses pérégrinations, il avait toujours évité les montagnes, surtout les monstres en dents de scie qui partageaient en deux ce pays. Il pensa: J’ai fini par revenir vers les hauteurs, en fin de compte. J’imagine que j’ai toujours su que je le ferais. Mais ces montagnes-là étaient d’un relief plus doux que celles qui hantaient encore parfois ses rêves et il songea qu’il pourrait s’en accommoder, du moins pour un petit bout de temps. À condition qu’il arrive à ne plus penser au gamin en T-shirt des Braves. À condition qu’il arrive à laisser tomber l’alcool. Un jour, tu finis par t’aviser que rien ne sert de cavaler. Où que tu ailles, tu t’emmènes toujours avec toi.
Un tourbillon de neige, plus léger qu’un voile de mariée, traversa l’air en dansant. Dan constata que les commerces bordant la large rue principale étaient principalement destinés aux skieurs qui arriveraient en décembre et aux estivants qui les remplaceraient en juin. Avec certainement, en septembre et octobre, un arrivage d’amoureux des couleurs de l’automne. Mais maintenant, c’était ce qui dans le nord de la Nouvelle-Angleterre tient lieu de printemps: deux mois âpres chromés de froid et d’humidité. De toute évidence, Frazier n’avait pas encore trouvé de raison pour cette saison, car la rue principale — Cranmore Avenue — était pour ainsi dire déserte.
Dan balança son sac sur son épaule et partit d’un pas lent en direction du nord. Il s’arrêta devant une grille en fer forgé pour observer une grande maison victorienne biscornue flanquée d’ailes en brique de construction plus récente communiquant avec la maison mère par des passages couverts. Une tourelle, surplombant le côté gauche de la demeure, dominait le tout, mais elle était sans équivalent sur la droite, ce qui donnait à la bâtisse une allure bizarrement bancale qui lui plut assez. C’était comme si la grosse vieille bicoque disait: Ouais, une partie de moi s’est écroulée. Ben quoi ? Ça vous arrivera aussi un jour. Dan esquissa un sourire. Mais le sourire mourut sur ses lèvres.
Posté à la fenêtre de la tourelle, Tony le regardait. Voyant Dan lever les yeux vers lui, il lui fit signe de la main. Ce même geste solennel dont Dan se souvenait depuis l’enfance, lorsque Tony venait souvent. Dan ferma les yeux, puis les rouvrit. Tony n’y était plus. Il n’y avait jamais été d’ailleurs. Comment aurait-il pu y être ? La fenêtre était barricadée par des planches.
Sur la pelouse, une grande pancarte de la même nuance de vert que la maison portait en lettres dorées l’inscription HOSPICE HELEN RIVINGTON.
Ils ont un chat ici , pensa Dan. Une chatte grise nommée Audrey.
Son intuition se révéla en partie vraie, en partie fausse. Il y avait bien un chat gris à l’hospice, mais c’était un mâle castré, et il ne s’appelait pas Audrey.
Dan observa longuement la pancarte — suffisamment longtemps pour que les nuages se déchirent et laissent tomber un rai de lumière biblique — puis il poursuivit sa route. Le soleil, étincelant cette fois, faisait scintiller les chromes des rares véhicules garés en épi devant Olympia Sports et Fresh Day Spa, mais la neige tourbillonnait toujours et Dan se souvint d’une phrase que sa mère avait dite il y a longtemps, quand ils vivaient dans le Vermont, devant ce même phénomène printanier: C’est le diable qui bat sa femme.
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