— Dans ce cas, la répression des intérêts individuels existe sur cette planète, puisque des milliers de personnes auraient répondu à un événement tel que l’arrivée de l’astronef, dit Faï Rodis, or, on sait d’après l’histoire de la planète qu’à un tel système correspondent toujours une insuffisance dans le domaine scientifique et une régression dans le domaine technique.
— Kin Rouh a raison ! s’écria Tchedi Daan. Une population énorme sans progrès rapides épuise rapidement les ressources de la planète, détériore le niveau de vie, ce qui affaiblit encore plus le progrès, en un mot, l’anneau se referme.
— Ce sont par des paroles semblables que mon maître a justifié son appellation de la planète, car les tourments que les gens ont à subir sont inévitables dans de telles conditions d’infernalité, affirma Faï Rodis.
— Entendez-vous par là la formule ancienne ou la nouvelle analyse faite par Kin Rouh ?
— Les deux à la fois. C’est un homme à la fois philosophe et savant de l’EMD qui a avancé la théorie et lui a donné ce nom.
— Je sais, répondit Tchedi Daan, il s’agit de Erf Rom qui a vécu dans la 5e période.
— Nous discuterons de sa théorie plus tard. Comme c’était un contemporain de Tormans, nous pourrons étudier sa vie, dit Faï Rodis. Mais maintenant, séparons-nous en deux groupes. Chacun se préparera aux divers actes de civilisation qui attendent aussi bien ceux qui vont rester à bord pour protéger « La Flamme sombre » que ceux qui fouleront le sol interdit de la planète.
— Mais s’ils refusent à nouveau ? demanda Div Simbel.
— J’ai imaginé un subterfuge qui nous ouvrira l’accès de la planète, répondit Faï Rodis.
— Qui emmènerez-vous avec vous ? interrogea Sol Saïn.
— En dehors des trois spécialistes de l’expédition – Tchedi, Tivissa et moi-même – il nous faut à tout prix un médecin, un technicien et un calculateur de classe supérieure possédant les méthodes stochastiques, Ghen Atal viendra en qualité de technicien, Neïa Holly le remplacera au poste de protection blindée du vaisseau, l’ingénieur en calcul sera le premier astronavigateur Vir Norine, quant au médecin, nous n’en avons qu’un seul.
— Merci, Faï, dit Evisa en lui envoyant un baiser.
Vir Norine acquiesça de la tête, radieux, sans quitter Faï Rodis du regard, une légère rougeur envahit ses joues pâlies par le travail et la tension de ces derniers mois passés dans les locaux étroits du vaisseau.
Ghen Atal serra fortement ses lèvres fines et une profonde ride verticale apparut entre ses sourcils.
— Pourquoi pas moi ? s’écria Olla Dez mécontente. Je me suis préparée à l’atterrissage et je suis en pleine forme. Je pensais que je pourrais aussi jouer le double rôle de chercheuse et de démonstratrice : montrer aux Tormansiens les danses plastiques.
— Vous les leur montrerez, Olla, cela ne fait aucun doute, rétorqua Faï Rodis, mais sur l’écran de notre vaisseau. Vous êtes utile ici pour les liaisons avec les robots personnels et les prises de vue à distance. D’ailleurs, si tout se passe bien, chacun de nous sera l’hôte de Tormans.
— Mais pour l’instant, il faut s’attendre au pire, grimaça Olla Dez.
— À quelque chose de terrible, mais pas au pire, dit Faï Rodis.
Chapitre II
AU BORD DU GOUFFRE
« Vingt jours durant voguèrent les caravelles,
De leur étrave fendant les flots rebelles,
Vingt jours durant les aiguilles aimantées,
Remplaçant les cartes, la voie ont montré. »
En fredonnant ces paroles de la vieille mélodie « Le Paradis Civilisé », Tchedi Daan fit irruption dans la salle ronde, vit Faï Rodis penchée sur l’appareil de lecture et se troubla.
— Je me pénètre de la mentalité de l’EMD, expliqua Tchedi, il y a exactement vingt jours aujourd’hui que nous nous sommes arrêtés et que nous planons immobiles dans l’espace.
— Et ne vous semble-t-il pas, dit Faï Rodis, accompagnant ces mots de son habituel sourire secret, que « Le Paradis Civilisé » ne convient pas aux vers de l’EMD ? Deïra Mir qui a récemment composé une cantate penche pour une mélodie située dans un spectre rouge-orangé sombre. Je pense, quant à moi, que les poètes de l’EMD étaient des gens merveilleux, car ils ont su composer de belles et bonnes choses de spectre bleu. Vous savez, de toute cette période, mes préférences vont d’abord à la poésie russe parmi l’héritage poétique de cette époque, c’est elle qui me semble la plus profonde, la plus courageuse et la plus humaine. Les personnes bonnes ont toujours porté en elles la tristesse d’une vie infernale et désordonnée, et les mélodies de leurs chants n’auraient pas dû être dans la majeure du spectre vert.
— Pourtant, remarqua Tchedi, les enregistrements de musique que nous avons sauvegardés abondent aussi en lignes mélodiques jaunes.
— Oui, mais n’oubliez pas, Tchedi, lorsque vous incarnerez une jeune fille de l’EMD que l’on a toujours distingué dans les œuvres de l’époque deux aspects : l’aspect intérieur et l’aspect extérieur. L’aspect intérieur n’était exprimé que de façon indirecte, tandis que l’aspect extérieur était le masque de la mélodie de spectre jaune, orange ou même infra-rouge ; on l’appelait aussi musique abstraite, comme si elle avait été supra-émotionnelle.
— Et le masque était conforme aux exigences de la société ou du pouvoir ?
— En partie, mais pas obligatoirement. Comme tout masque, l’artiste s’en servait d’abord pour dissimuler le fossé entre ses aspirations et la vie qu’il devait mener.
— Mais alors, s’étonna Tchedi Daan, ils portaient tous des masques !
— Oui, ceux qui de loin en loin essayaient de vivre sans masque étaient considérés comme des fous, des saints ou des idiots selon le terme employé pour les gens non agressifs et à la pensée défaillante.
— A-t-on pu le prouver ?
— Non, naturellement. On sait peu de choses sur la vie intérieure des gens de cette époque, et on peut toujours s’en faire une fausse image. Mais, excusez-moi de vous avoir interrompue.
— Vous connaissez bien mieux que moi l’EMD, choisissez donc quelque chose que vous aimez particulièrement et chantez-le moi.
Faï Rodis s’accouda à la table, entourant son menton ferme de ses doigts. Elle garda cette pose quelques minutes, puis se mit à chanter d’une voix forte et haute :
« Ni reproche, ni présage
Ne sont ces heures sacrées,
La balance d’un cœur volage
A été doucement équilibrée. »
Tchedi soupira d’admiration.
« Instant entre ombre et lumière,
Jour entre hiver et été,
Je me soumets tout entière
Au chant qui vogue à mes côtés ! »
— Spectre bleu ? interrogea Tchedi.
— Non, vert. Cette mélodie vient de « La Princesse Indifférente ».
— « Instant entre ombre et lumière », répéta Tchedi pensive. Quelle belle chose ! Je m’en souviendrai toujours. Et comme cela convient bien à notre route future qui côtoiera les étendues stellaires de Shakti et le gouffre de Tamas !
— « Instant entre ombre et lumière », mais c’est notre « Flamme sombre », je n’y avais pas pensé, dit Rodis. Pour moi, seul le sens profond avait une résonance et il nous a conduit au présent. Coïncidence fréquente née d’un sentiment intense !
Et Faï Rodis se replongea dans ses pensées, tandis que Tchedi Daan se faufilait dans le corridor circulaire où elle faillit se heurter aux astronavigateurs.
— Venez avec nous, Tchedi, l’invita Menta Kor. Nous allons danser. Le travail a bien marché aujourd’hui : nous avons établi le dernier programme cochléaire [11] Cochléaire : mentionné dans « La Nébuleuse d’Andromède » : calcul traitant le mouvement de translation en spirale (imag.) (n.d.t.).
, et nous avons besoin de détente.
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