— Peut-être devrions-nous dire aux seconds que nous sommes les ennemis des Énigmas… commença Badaya.
— Nous avons essayé, intervint Rione. En vain. »
Cette interruption parut agacer Badaya, qui, la seconde suivante, concentra de nouveau son attention sur Geary. « Que savons-nous de cette espèce, amiral ?
— Que ce sont des fumiers sanguinaires, répondit le capitaine Vitali. Exactement comme les Énigmas. »
Geary enfonça une touche de commande et l’image de l’extraterrestre reconstitué donna l’impression d’apparaître devant chacun des participants.
Bref silence. Quelqu’un éclata de rire. « Des ours en peluche ? s’enquit finalement le capitaine Neeson.
— Des ours ruminants », rectifia Desjani.
Le docteur Nasr se rembrunit. « C’est médicalement inexact. Leur ADN ne les rapproche ni des ours ni des vaches. Cela dit, à partir des fragments que nous avons trouvés et dont nous nous sommes servis pour reconstituer une de ces créatures, nous avons acquis la certitude qu’il s’agissait d’herbivores intelligents aux mains délicatement préhensiles.
— Minute ! lâcha Badaya. Des herbivores ? Nous avons été attaqués par des… » Il se tourna vers Desjani. « Des vaches ?
— Peut-être sont-elles les esclaves d’une espèce de prédateurs qui les envoie en missions suicides », suggéra le commandant d’un croiseur.
Le lieutenant Iger secoua la tête. « Nous avons enfin réussi à craquer leur système vidéo. Nous avons vu jusque-là de nombreuses images de ces êtres, mais rien laissant supposer qu’une autre espèce les domine ou coexiste avec eux. Nos observations de la principale planète habitée ne permettent pas non plus de conclure à l’existence d’une classe dominante de prédateurs. Tout y est uniforme. Chaque immeuble. Chaque mètre carré de terrain. Rien ne varie réellement. Une classe dominante de prédateurs disposerait de larges zones ouvertes autour d’édifices spécifiques. »
Duellos le fixa en fronçant les sourcils. « Aucune variation ? Une société monolithique ?
— Ça y ressemble, commandant.
» Trente milliards au bas mot, amiral, selon notre estimation la plus faible. » Iger entendit des hoquets de stupéfaction et regarda autour de lui, l’air de mettre tout le monde au défi. « Ils sont entassés là-dedans. Épaule contre épaule. Partout.
— Des animaux grégaires. » Cette fois, tous se tournèrent vers le professeur Schwartz, un des experts civils. « Des animaux grégaires, répéta-t-elle. Des herbivores. Sur ces vidéos, le lieutenant Iger a pu constater que nous les voyons tous agglutinés, même quand il y a de la place dans un local. Ils s’amassent ainsi par choix. Ils se sentent plus à l’aise en groupes resserrés et détestent être séparés de leurs congénères. »
Badaya secoua la tête. « Peut-être, mais… des vaches ? Nous agressant ?
— Croyez-vous vraiment que des herbivores ne peuvent pas représenter une menace ? répliqua Schwartz. Ils peuvent être très dangereux. Sur l’ancienne Terre, un des animaux les plus dangereux était l’hippopotame. Après venaient les éléphants. Et les… rhinocéros… rhinocerii ? Tous des herbivores, mais qui, quand ils se croyaient menacés, eux ou leur troupeau, attaquaient. Rapides, déterminés et mortels. Seules des armes disposant d’une puissance d’arrêt suffisante pouvaient les abattre. Mais rien d’autre.
— Ça ressemble effectivement au combat que nous venons de livrer, admit Duellos.
— Et ça cadre aussi avec leur refus de communiquer, ajouta Schwartz. Dialoguer ne les intéresse pas. Ils ne négocient jamais, car, à leurs yeux, tout ennemi cherche à les tuer. Les prédateurs. On ne négocie pas avec des prédateurs ! Soit on les tue, soit ce sont eux qui vous tuent.
— Mais ils doivent bien négocier entre eux, avança Neeson. N’est-ce pas ? Des animaux qui vivent en troupeaux. Ils font seulement ce que leur dit leur chef, non ?
— Trente milliards au bas mot, murmura Charban, dont la voix, captée par le logiciel, se fit néanmoins entendre distinctement. Que se passe-t-il quand des herbivores ont anéanti tous leurs prédateurs ? Les troupeaux ne cessent de grossir. Démesurément.
— Pourquoi ne sont-ils pas morts de faim ? voulut savoir Badaya.
— Pourquoi les hommes ne sont-ils pas morts de faim quand la population de la vieille Terre est passée de quelques milliers à plusieurs millions puis milliards ? Nous étions intelligents. Nous avons appris à produire davantage de nourriture. De plus en plus. Et ces herbivores sont intelligents.
— Nous représentons pour eux une menace, déclara le professeur Schwartz. Nous leur avons montré des images de nous-mêmes quand nous avons tenté de communiquer avec eux. À la seul vue de notre dentition, ils ont dû déduire que nous étions au mieux des omnivores, sinon des carnivores. Ils ne se sont pas rendus maîtres de cette planète en restant veules ou passifs. Ils doivent pouvoir faire preuve d’agressivité quand ils se sentent menacés. Autrement dit, ils continueront de chercher à nous détruire avant que nous ne les tuions pour les dévorer.
— Et ils ne nous écouteront pas si nous leur affirmons que nous ne voulons pas les manger ? demanda Duellos.
— Non. Bien sûr que non. Si vous étiez un mouton, vous fieriez-vous aux promesses d’un loup ?
— Je ne crois pas que l’occasion me serait donnée de le faire plus d’une fois, reconnut Duellos.
— Ils sont pareils aux Énigmas, lâcha Badaya avec un dégoût manifeste. Ils veulent nous tuer et ne se soucient pas de la vie de… des leurs. Ils sont disposés à lancer des attaques suicides sans hésiter. »
Le général Charban mit un terme à l’acquiescement tacite qui s’ensuivit : « Capitaine, si vous apparteniez à une espèce extraterrestre intelligente et que vous ayez observé le comportement des humains durant le siècle où l’Alliance faisait la guerre aux Mondes syndiqués, en concluriez-vous vraiment que nous nous soucions de la vie de nos congénères ? Ou bien que nous sommes prêts à sacrifier celle d’innombrables êtres humains, sans hésitation ni remords, du moins apparemment ? »
Badaya rougit, cherchant une réponse.
« Ce n’est pas la même chose », argua sèchement Vitali.
Tulev prit la parole. Il articulait lentement : « Nous le savons ou nous croyons le savoir, mais certains des agissements de l’homme ne parlent pas en sa faveur. Nous-mêmes en sommes conscients. Aux yeux d’un observateur extérieur, ils doivent paraître encore pires. »
Cette fois, le silence dura plusieurs secondes. Tous savaient que la planète de Tulev avait été détruite par les Syndics. Elle était encore là, certes, mais la présence humaine dans son système stellaire se réduisait à une pitoyable poignée de rescapés coriaces, qui continuaient de s’accrocher à leurs défenses en cas de retour des Syndics. Il ne subsistait plus que cratères et ruines d’un monde désormais pratiquement inhabité.
« Je n’en disconviens pas, laissa finalement tomber Badaya sur un ton guindé. Il n’en reste pas moins que nous ne les avons pas attaqués dès notre irruption dans leur système. Ce n’est pas nous qui refusons de communiquer. Nous devons les traiter en ennemis parce qu’ils ne nous laissent pas le choix.
— S’ils vivent en troupeaux et que nous sommes des prédateurs, alors jouons ce rôle et contraignons-les à nous respecter, déclara Jane Geary.
— Absolument ! » convint Badaya.
Merveilleux ! Voilà que sa propre nièce stimulait Badaya, qui n’avait pourtant guère besoin qu’on le poussât pour dérailler. Mais Desjani intervint avant Geary, en imprimant à sa voix une cinglante ironie. « Ces vaches ont des canons. De très gros canons.
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