L’attaque de Johanna ne fut pas préméditée. C’est pour cela, peut-être, qu’elle réussit si bien. Elle se jeta en avant et referma le creux de son bras libre autour du cou de la créature. Puis elle se laissa rouler sur l’animal, coincé contre la coque. Il était plus petit qu’elle et trop faible pour la repousser. Elle sentit ses griffes lacérer la couverture, mais sans la blesser vraiment. Elle fit peser tout son poids sur l’échine du monstre, qu’elle saisit à la jonction de la gorge et des mâchoires, martelant sa tête contre la surface de bois.
Mais les autres étaient déjà sur elle. Des museaux se glissaient sous sa couverture, des mâchoires lui saisissaient la manche. Elle sentit des rangées de dents acérées qui transperçaient le tissu sans la mordre vraiment. Tous ces corps vibraient d’un son qu’elle avait déjà entendu dans ses rêves, un son qui passait à travers ses vêtements et se propageait dans ses os.
Ils lui firent lâcher la gorge de l’autre et la tirèrent pour l’arracher à lui. Elle sentit la tête de flèche qui lui déchirait l’intérieur du corps, mais il lui restait encore de la ressource. Elle donna des coups de pied, des coups de tête. La mâchoire de son adversaire cogna durement le côté de la coque. Les animaux agglutinés à elle furent pris de soubresauts, et elle se retrouva sur le dos. Elle ne sentait plus qu’une atroce douleur. Ni la terreur ni la rage ne pouvaient la faire bouger.
Une partie d’elle avait toujours conscience de la présence des quatre créatures. Elle les avait blessées. Toutes les quatre. Trois se relevèrent en titubant, émettant des sifflements qui, pour une fois, semblaient provenir de leurs bouches. Celle qui avait une cicatrice au derrière se tordait sur le pont. Il y avait une blessure en forme d’étoile au sommet de son crâne, et du sang ruisselait sur ses yeux, comme des larmes rouges.
Quelques minutes passèrent. Les sifflements cessèrent. Puis les quatre créatures se regroupèrent, et les bruits familiers reprirent. La poitrine de Johanna avait recommencé à saigner.
Leurs regards se rencontrèrent un instant. Elle sourit à ses ennemis. Ils étaient vulnérables. Elle pouvait leur faire du mal. Jamais elle ne s’était senti le moral aussi haut depuis l’atterrissage.
Avant le flensérisme, le Sculpteur était la plus célèbre cité-État à l’ouest des Crocs de Glace. Sa fondation remontait à six siècles. À cette époque, les choses étaient plus difficiles au nord. La neige recouvrait tout, même les terres basses, durant la majeure partie de l’année. Le Sculpteur avait commencé tout seul, en tant que meute isolée dans une minuscule cabane au bord d’une baie qui s’avançait dans les terres. La meute pratiquait la chasse, mais également la philosophie et les arts. Il n’y avait aucune autre colonie à des centaines de kilomètres à la ronde. Une douzaine de statues à peine avaient quitté la cabane, mais elles avaient assuré sa gloire. Elles existaient toujours. Il y avait une ville, au bord des Longs Lacs, qui portait le nom de celle qui se trouvait dans son musée.
Avec la renommée étaient arrivés les apprentis. Les cabanes s’étaient multipliées autour du fjord du Sculpteur. Un siècle ou deux avaient passé et, naturellement, le Sculpteur avait changé lentement. Mais il redoutait les changements. Il avait l’impression que son âme lui échappait. Il essayait de conserver son intégrité. Presque tout le monde réagit ainsi, plus ou moins. Dans les pires des cas, la meute sombre dans la perversion, son âme devient creuse. Pour le Sculpteur, c’était la quête elle-même qui constituait le changement. Il étudiait la manière dont chaque membre s’insère dans l’âme collective. Il se penchait sur les enfants et les problèmes de leur éducation, essayant de mettre au point une méthode pour prévoir la contribution de chaque nouveau membre. Il apprenait, en somme, à façonner l’âme en agissant sur la formation de chaque membre.
Naturellement, rien de tout cela n’était réellement nouveau. C’était la base de la plupart des religions, et chaque ville avait ses conseillers sentimentaux et ses mulpathes. Une telle connaissance, quel que soit son degré de validité, est essentielle à toute culture. Le Sculpteur n’avait rien fait d’autre que jeter un regard nouveau sur elle, en dehors des préjugés habituels. Il avait expérimenté gentiment sur lui-même et sur les autres artistes de sa petite colonie. Il avait pris note des résultats et s’en était servi pour concevoir de nouvelles expériences, guidé par ce qu’il constatait plutôt que par ce qu’il avait envie de croire.
Selon les différents critères de son époque, ce qu’il faisait était soit de l’hérésie, soit de la perversion, soit de la folie pure et simple. Au début, le Roi Sculpteur avait été haï presque autant que devait l’être Flenser trois siècles plus tard. Mais le grand Nord était encore dans sa période d’hivers très rudes. Les nations du Sud ne pouvaient pas envoyer facilement leurs armées jusqu’au Sculpteur. Elles l’avaient fait une fois, et la défaite avait été totale. Le Sculpteur était assez malin pour ne pas essayer de pousser trop loin son avantage sur le Sud. Pas directement, tout au moins. Mais sa petite colonie ne cessait de grandir, et sa renommée dans le domaine des arts et du mobilier n’était rien à côté de ses autres prouesses. Ceux qui avaient le cœur vieux allaient le voir dans sa ville, et s’en retournaient plus avisés et plus heureux, sinon plus jeunes. La ville rayonnait de nouvelles idées. Métiers à tisser, engrenages, moulins à vent, travail dans les usines. Ce n’étaient pas tant les inventions. C’étaient les gens que le Sculpteur avait façonnés, et les perspectives qu’il avait créées.
Wickwrackbal et Jaqueramaphan arrivèrent au Sculpteur tard dans l’après-midi. Il avait plu presque toute la journée, mais le vent avait maintenant chassé les nuages, et le ciel avait une belle couleur bleue qui contrastait agréablement avec le mauvais temps des jours précédents.
Aux yeux de Pérégrin, le domaine du Sculpteur était un paradis. Il en avait assez des immensités désertes. Il était fatigué de s’occuper de la créature des étoiles.
Des doubles-coques, méfiants, les suivirent de loin sur les derniers kilomètres. Ils étaient armés, et Scribe et Pérégrin venaient de la mauvaise direction. Mais ils étaient seuls, et totalement inoffensifs, de toute évidence. Des porte-voix relayèrent leur histoire, qui les précéda au port. À leur arrivée, ils étaient déjà des héros, une double meute qui avait réussi à dérober un trésor pour le moment non spécifié aux barbares du Nord. Ils contournèrent un môle qui n’existait pas lors du dernier voyage de Pérégrin, et s’amarrèrent à un poste de mouillage.
La jetée était pleine de soldats et de chariots. La route qui menait aux remparts de la ville était remplie de monde. C’était presque une scène d’émeute, sans que ses pensées en fussent troublées. Scribe bondit hors du bateau et se mit à caracoler, visiblement ravi des ovations qu’il déchaînait sur le flanc des collines.
— Vite ! Nous devons parler au Sculpteur.
Wickwrackbal ramassa le sac de toile qui contenait la boîte à images de la créature, puis enjamba prudemment le bastingage. Il était encore chancelant à la suite des coups que la créature lui avait donnés. Le tympan antérieur de Bal avait été blessé pendant la lutte. Un instant, il perdit le sens de son intégrité. La jetée était bizarre. C’était de la pierre, à première vue, mais elle était doublée d’un matériau noir et spongieux qu’il voyait pour la première fois dans les mers du Sud. Cela semblait fragile.
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