— Tu n’as pas honte, Jefri ? Ne touche pas à mes affaires !
C’était la voix de Johanna, mais elle sortait de l’un des animaux. La reproduction était parfaite. Puis une voix de petite fille pleurnicha :
— Maman ! Papa !
C’était encore sa voix, mais bien plus enfantine et chargée de terreur qu’elle n’aurait voulu.
Ils semblaient attendre une réponse de la boîte de données. Comme ils n’en obtenaient aucune, l’un des monstres colla de nouveau son museau pointu sur les fenêtres. Mais tous les fichiers importants, tous les programmes dangereux étaient affectés d’un mot de passe. De nouveau, la machine émit une série d’apostrophes et de menus bruits qu’elle avait préparés à l’intention de son petit frère.
Oh, Jefri… Est-ce que je te reverrai un jour ?
Les bruits et les messages amusèrent les monstres durant quelques minutes, mais leurs tâtonnements désordonnés finirent par convaincre la boîte de données que c’était quelqu’un de réellement très jeune qui l’avait ouverte, et elle se mit en mode enfantin.
Les monstres savaient qu’elle les regardait. Sur les quatre qui manipulaient l’Oliphant, il y en avait toujours un – pas nécessairement le même – qui l’épiait. Ils s’amusaient avec elle, en agissant comme s’ils ne savaient pas qu’elle faisait semblant. Elle ouvrit grands les yeux et fixa la créature en criant :
— Fichez-moi la paix !
Puis elle regarda dans la direction opposée… et se mit à hurler. Ceux de l’autre coque étaient massés contre le bastingage. Leurs têtes émergeaient du tas sur leurs longs cous sinueux, et leurs yeux, à la lueur du soleil bas, avaient un éclat rouge. On aurait dit des rats ou des serpents qui la fixaient en silence, et Dieu sait depuis combien de temps.
Les têtes s’étaient penchées en avant quand elle avait hurlé, et son cri lui fut répété comme un écho. Derrière elle, sa propre voix s’exclama : « Fichez-moi la paix ! » Plus loin, elle appelait : « Maman ! » et : « Papa ! » Elle hurla de nouveau, et ils lui renvoyèrent son cri. Ravalant sa terreur, elle garda le silence. Les monstres continuèrent près d’une minute à répéter ses paroles, mélangées aux choses qu’elle avait dû dire pendant son sommeil. Quand ils virent qu’ils ne pouvaient plus la terroriser de cette manière, leurs voix cessèrent d’être humaines. Les bruits de déglutition reprirent d’un groupe à l’autre, comme si une négociation était en cours. Finalement, les quatre créatures sur sa coque refermèrent la boîte de données et la remirent dans le filet.
Les six autres se désagglutinèrent. Trois d’entre eux bondirent sur le côté extérieur de la coque. Ils s’agrippèrent au bord avec leurs griffes et se penchèrent au vent. Pour une fois, ils ressemblaient vraiment à des chiens. De gros chiens passant la tête à la vitre d’une voiture, humant l’air. Leurs longs cous ne cessaient de remuer d’avant en arrière. Toutes les trois ou quatre secondes, l’un d’eux baissait la tête hors de vue, dans l’eau. Pour boire ? Pour pêcher ?
C’était pour pêcher. Une tête se redressa, jetant sur le pont une petite chose verte. Les trois autres animaux avancèrent le museau pour s’en saisir. Johanna aperçut des pattes minuscules et une carapace luisante. L’un des rats maintint la chose dans ses mâchoires tandis que les deux autres l’ouvraient en deux. Tout cela avec la même précision effrayante. La meute était comme une créature unique, et les cous ressemblaient à des tentacules avec une solide paire de mâchoires au bout. Cette idée lui retournait l’estomac, mais elle n’avait rien à vomir.
La pêche dura un quart d’heure. Ils attrapèrent au moins sept choses vertes, mais ne les mangèrent pas tout de suite. Pas entièrement, tout au moins. Ils déposèrent les morceaux déchirés dans un petit bol en bois.
De nouveaux glapissements et bruits de déglutition furent échangés entre les deux groupes. L’un des six saisit le bol dans sa gueule par le bord et traversa en rampant la plate-forme du mât. Les quatre qui se trouvaient du côté de Johanna frissonnèrent, comme si le visiteur leur faisait peur. Ils ne relevèrent la tête que lorsque l’intrus eut posé le bol et s’en fut retourné sur sa coque.
L’un des rats prit le bol. Accompagné d’un deuxième, il s’avança vers Johanna, qui déglutit. Quelle torture lui préparait-on encore ? Son estomac se révulsa de nouveau. Elle avait si faim… Elle regarda le bol une nouvelle fois, et comprit qu’ils voulaient lui donner à manger.
Le soleil venait d’émerger de dessous les nuages au nord. La lumière ressemblait à celle d’un après-midi d’automne après la pluie. Le ciel était sombre au-dessus d’eux, mais tout ce qui était proche brillait d’un éclat luisant. La fourrure des créatures était épaisse et moelleuse. L’une d’elles lui tendit le bol tandis que l’autre y plongeait le museau pour en retirer quelque chose de vert et de gluant. Tenant délicatement la chose du bout des lèvres, elle tourna son museau vers Johanna pour qu’elle la prenne.
— Non ! fit-elle avec un mouvement de recul écœuré.
La créature ne bougea pas. Un instant, Johanna crut qu’elle allait imiter son cri. Mais elle se contenta de reposer le morceau de choix dans le bol, que le premier animal souleva pour le poser sur le banc à côté d’elle. Quand il écarta les mâchoires pour lâcher le bol, elle aperçut une double rangée de fines dents pointues.
Johanna se força à regarder le contenu du bol. L’écœurement luttait avec la faim. Elle finit par sortir une main de la couverture pour l’avancer vers la nourriture. Autour d’elle, les têtes se rapprochèrent, et il y eut un échange de glapissements brefs entre les deux coques du bateau.
Ses doigts se refermèrent sur quelque chose de mou et de froid qu’elle leva à la lumière solaire. La substance était d’un gris-vert translucide. Les monstres de l’autre coque lui avaient arraché les pattes et sectionné la tête. La partie restante ne faisait que deux ou trois centimètres de long. Elle évoquait un mollusque préparé en filet. Elle avait déjà mangé et apprécié ce genre de nourriture, mais toujours après cuisson. Elle faillit lâcher le morceau quand elle le sentit frémir entre ses doigts.
Elle le porta néanmoins devant sa bouche et le toucha du bout de la langue. C’était salé. Sur Straum, la plupart des coquillages pouvaient causer de sérieux maux d’estomac si on les consommait crus. Comment faire pour savoir, sans ses parents, sans même avoir accès à un réseau local ? Elle sentit les larmes qui montaient. Prononçant un vilain mot à voix basse, elle mit le morceau dans sa bouche et s’efforça de le mâcher. Cela n’avait pas de goût, avec une consistance à mi-chemin entre la graisse et le cartilage. Elle faillit s’étouffer, recracha le tout… et essaya encore. Elle réussit à avaler deux bouchées. Le mieux, maintenant, était d’attendre de voir si elle allait vomir. Elle se laissa aller en arrière. Plusieurs paires d’yeux l’épiaient. Les bruits de déglutition d’une coque à l’autre s’accrurent. Puis l’un des monstres s’avança obliquement vers elle, traînant une outre de cuir munie d’un robinet. À boire…
Ce monstre dépassait tous les autres par la taille. Leur chef, peut-être. Il pencha la tête vers Johanna et lui glissa l’extrémité de l’outre entre les lèvres. Il semblait plus malin et plus prudent, pour l’approcher, que ses congénères. Le regard de Johanna se posa sur son flanc. Un peu plus bas que la jaquette, sa fourrure, dans le bas du dos, était presque totalement blanche, et marquée d’une cicatrice en forme de Y.
C’est celui-là qui a tué papa.
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