Alors Livuéta Zakalwe avait baissé les bras et entrepris un autre interminable voyage, destiné celui-là à soulager le fardeau des souvenirs et, là où elle avait échoué – le vaisseau interrogea le drone sur l’emplacement exact, et Skaffen-Amtiskaw lui fournit le nom de la planète et de son système, qui se trouvaient à quelques décennies de là –, on avait fini par retrouver sa trace, après la dernière mission que Zakalwe avait remplie pour leur compte.
Skaffen-Amtiskaw se souvint. Il se souvint de cette femme aux cheveux gris ; au seuil de la vieillesse, elle travaillait dans une clinique, au beau milieu des taudis d’un fragile bidonville, taudis éparpillés comme autant de déchets sur la boue et les collines boisées surplombant une ville tropicale ; celle-ci donnait sur des lagons miroitants et des bancs de sable et, plus loin, sur les rouleaux d’un immense océan. Maigre, des cernes sous les yeux, un enfant au ventre proéminent calé sur chaque hanche… c’était ainsi qu’ils l’avaient trouvée lors de leur première visite ; debout au centre d’une salle noire de monde, entourée d’enfants qui la tiraient par l’ourlet de sa robe en geignant.
Le drone avait appris à reconnaître toute la gamme des expressions faciales panhumaines ; en déchiffrant celle qui s’était peinte sur les traits de Livuéta Zakalwe au moment où elle avait aperçu Zakalwe, il avait eu la sensation d’assister à une scène extraordinaire. Il y avait là tant de surprise, mais aussi tant de haine !
— Chéradénine…, dit Sma avec tendresse en recouvrant doucement de sa main celle de son compagnon.
Son autre main alla se poser sur la nuque du blessé, qu’elle se mit à caresser à mesure que sa tête s’inclinait vers la tablette. Il se détourna pour regarder les prairies défiler à toute vitesse, telle une mer d’or pur.
Puis il leva une main et la passa lentement sur son front et son crâne chauve, comme on passe la main dans une longue chevelure.
Couraz était passée par tous les stades : la glace et le feu, la terre et l’eau. Jadis, cet isthme de belle taille avait été rocs et glaciers, puis terre boisée à mesure que le monde et ses continents bougeaient et que le climat changeait. Par la suite ce devint un désert, puis la région subit un sort qui dépassait les capacités du globe proprement dit : un astéroïde gros comme une montagne la frappa de plein fouet, telle une balle entrant dans la chair.
Dans un déchaînement de violence, la chose atteignit le cœur de granite et, sous le choc, la planète tinta comme une cloche. Deux océans se rencontrèrent pour la première fois ; la poussière soulevée par cette gigantesque explosion masqua entièrement le soleil, déclencha l’apparition d’une brève ère glaciaire et raya de la surface des milliers d’espèces vivantes. Ce cataclysme donna leur chance aux ancêtres de l’espèce qui, plus tard, gouvernerait la planète.
Au fil des millénaires, à mesure que la planète réagissait au traumatisme, le cratère devint un dôme ; les océans se retrouvèrent à nouveau séparés lorsque la roche – dont même les couches apparemment les plus solides ondulèrent et se déformèrent, sur une formidable échelle temporelle et spatiale – se souleva en retour, telle une contusion se formant, avec des millénaires de retard, sur la peau du monde.
Sma avait trouvé une brochure d’information dans la pochette d’un siège. Elle la délaissa une seconde pour regarder l’occupant du siège voisin du sien. Il s’était endormi. Il avait les traits tirés, le teint grisâtre ; il paraissait vieux tout à coup. Jamais elle ne lui avait vu l’air aussi décrépit, aussi mal en point. Même le jour où il s’était fait décapiter, il avait meilleure mine !
— Zakalwe, murmura-t-elle en secouant la tête. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?
— Désir de mort, marmonna le drone à voix basse. Avec des complications d’extraverti.
Sma secoua à nouveau la tête et retourna à sa brochure. L’homme dormait d’un sommeil agité sous le contrôle étroit du drone.
En prenant connaissance de l’histoire de Couraz, Sma se remémora brusquement la forteresse où le module du Xénophobe était venu la chercher par une belle journée ensoleillée, qui lui paraissait à présent aussi éloignée dans le temps que dans l’espace. Elle détourna les yeux d’une photo de l’isthme vu de l’espace, retourna en pensée à sa maison sous le barrage et se sentit toute pleine de nostalgie.
… Couraz avait été une ville fortifiée, une prison, une forteresse, une cité, une cible. À présent – et cela tombait peut-être à point, songea-t-elle en contemplant le blessé qui frissonnait à ses côtés –, le vaste dôme rocheux contenait une petite ville dont la majeure partie était occupée par le plus grand hôpital du monde.
Le train fonça dans un tunnel creusé à même la roche.
Ils sortirent de la gare et prirent un ascenseur en direction d’un des niveaux d’accueil de l’hôpital. Ils prirent place sur un divan entouré de plantes en pot et baignant dans une musique douce pendant que le drone, posé par terre à leurs pieds, se branchait sur le plus proche terminal d’ordinateur afin d’y puiser les renseignements requis.
— J’ai trouvé ! annonça-t-il tranquillement. Va voir la réceptionniste et donne-lui ton nom ; je t’ai commandé un laissez-passer. Aucune vérification ne sera demandée.
— Allez, viens, Zakalwe. (Sma se releva, alla chercher son sauf-conduit et aida l’homme à se remettre debout, ce qu’il fit en chancelant.) Écoute, Chéradénine, dit-elle, laisse-moi essayer de…
— Emmène-moi jusqu’à elle, c’est tout.
— Laisse-moi d’abord lui parler.
— Non, emmène-moi. Tout de suite.
Le service en question se trouvait à quelques niveaux de là, dans la lumière du soleil, dont les rayons entraient par de hautes fenêtres limpides. Le ciel était blanchi de nuages filant à toute allure et, au-dessous, dans le lointain, au-delà des champs mouchetés et des terres boisées, l’océan dessinait une ligne de brume bleue.
La vaste salle divisée en compartiments était peuplée de vieillards paisibles. Sma soutint Zakalwe jusqu’à ce qu’ils en atteignent l’extrémité opposée où, selon le drone, devait se trouver Livuéta. Ils pénétrèrent dans un couloir court et large. Livuéta sortit d’une pièce adjacente et s’immobilisa en les voyant arriver.
Livuéta Zakalwe paraissait plus âgée ; ses cheveux étaient blancs, sa peau adoucie et ridée par l’âge. Ses yeux avaient retrouvé leur flamme. Elle se redressa légèrement. Elle tenait un profond plateau chargé de petites boîtes et de minuscules flacons.
Elle les observa : l’homme, la femme, la petite valise de couleur claire qui était le drone.
Sma coula un regard de côté et siffla : « Zakalwe ! » en le poussant pour qu’il se tienne plus droit.
Il avait les yeux fermés. Il les ouvrit et contempla d’un air hésitant, les paupières plissées, la femme qui se tenait devant eux. Tout d’abord, il ne parut pas la reconnaître ; puis, lentement, la lucidité lui revint.
— Livu ? dit-il en battant rapidement des paupières, les yeux toujours fixés sur elle. Livu ?
— Je vous salue, madame Zakalwe, enchaîna Sma en voyant que l’autre ne réagissait pas.
L’air méprisant, Livuéta détourna son regard de l’homme à demi pendu au bras droit de Sma. Puis elle la regarda en secouant la tête de telle manière que, l’espace d’un instant, cette dernière crut qu’elle allait répondre que non, qu’elle ne s’appelait pas Livuéta.
— Pourquoi vous acharnez-vous ainsi ? dit Livuéta Zakalwe d’une voix douce et où perçait encore la jeunesse, songea le drone, juste au moment où le Xénophobe reprenait contact avec lui pour lui fournir des faits passionnants glanés dans diverses archives historiques.
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