Et comme il revivait chacun de ces instants, il comprenait qu’en vérité tout s’était bien passé. Il parcourait à nouveau les couloirs du temps, il se vidait de sa connaissance, de ses expériences. Il retournait vers l’enfance. Mais il ne perdait rien. Tout ce qu’il avait jamais été à n’importe quel moment de son existence était transféré en un lieu plus sûr. Un David Bowman cessait d’exister, mais un autre devenait immortel.
De plus en plus vite, il traversait les années oubliées vers un monde plus simple. Des visages qu’il avait crus à jamais perdus lui souriaient à nouveau, tendrement. Et il leur répondait, avec sincérité, avec aisance.
Mais la régression touchait à sa fin. Les nuits de la mémoire s’asséchaient. Le temps s’écoulait de plus en plus difficilement, approchant de la stase, tout comme un pendule, à la limite de son arc, semble se figer pour un instant éternel.
L’instant éternel s’acheva. Le pendule reprit son mouvement.
Dans une chambre vide flottant au milieu des feux d’une étoile double à vingt mille années-lumière de la Terre, un bébé ouvrit les yeux et se mit à crier.
Puis il se tut et il vit qu’il n’était plus seul.
Un rectangle fantomatique et brillant venait d’apparaître. Il se matérialisa sous l’aspect d’un bloc de cristal, perdit sa transparence et fut envahi peu à peu d’une luminescence pâle, laiteuse. Des formes floues, hypnotiques, jouèrent à sa surface, dans ses profondeurs. Elles s’unirent en barres de lumière et d’ombre, puis formèrent des dessins entrecroisés qui se mirent à tourner selon un rythme qui, maintenant, semblait emplir tout l’espace.
C’était une vision digne de retenir l’attention de n’importe quel bébé, de n’importe quel homme-singe. Mais, tout comme trois millions d’années auparavant, ce n’était là que la manifestation extérieure de forces trop subtiles pour être consciemment perçues. Il s’agissait seulement d’un jouet destiné à distraire les sens. Le véritable processus se déroulait aux plus profonds niveaux de l’esprit. Cette fois, il était rapide, sûr. Le nouveau dessin était aisément tissé, car le tisserand avait beaucoup appris durant les siècles qui s’étaient écoulés. Il se servait maintenant pour son art de fils infiniment plus fins. Mais seul l’avenir dirait s’il achèverait son œuvre.
Avec des yeux qui, déjà, recelaient plus que ceux d’un simple humain, le bébé regarda les profondeurs du cristal mais sans comprendre encore les mystères qui les habitaient. Il savait qu’il était revenu chez lui, que le berceau de sa race et de beaucoup d’autres se trouvait ici, mais il savait aussi qu’il ne pouvait y demeurer. Au-delà de ce moment une autre naissance l’attendait, plus étrange que toutes celles qui l’avaient précédée.
L’instant était venu. Les formes brillantes, au cœur du cristal, ne renvoyaient plus l’écho de ses mystères. Elles moururent et les murs protecteurs retournèrent au néant d’où ils étaient sortis. Le soleil rouge emplit le ciel.
Le métal et le plastique de la capsule oubliée, le vêtement porté jadis par une entité appelée David Bowman, se changèrent en flammes. Les ultimes liens avec la Terre furent rompus et retournèrent à l’état d’atomes libres. Mais l’enfant ne s’en aperçut pas. Il s’adaptait confortablement à son nouveau milieu incandescent. Pour quelque temps encore, il aurait besoin de son enveloppe de chair pour concentrer ses pouvoirs. Son corps indestructible était l’image de lui-même que lui donnait son esprit et il savait qu’il n’était qu’un bébé. Il le resterait jusqu’à ce qu’il choisisse une forme nouvelle ou qu’il ait dépassé les nécessités de la matière.
À présent, il était libre de partir. En un sens, pourtant, il ne quitterait pas vraiment cet endroit puisqu’il ferait partie de l’entité qui utilisait l’étoile double pour ses insondables desseins. La direction de son but, sinon sa nature, était parfaitement claire pour lui. Il était inutile d’emprunter à nouveau le chemin compliqué qu’il avait suivi pour venir. Avec des instincts affinés par trois millions d’années, il sut qu’il existait plus d’une voie possible dans l’espace. Les mécanismes anciens de la Porte des Étoiles l’avaient bien servi, mais il n’avait plus besoin d’eux.
Le rectangle scintillant qui, auparavant, n’avait été rien d’autre qu’un bloc de cristal, flottait devant lui, aussi indifférent aux flammes infernales qu’il l’était lui-même. Il gardait en lui des secrets inouïs sur l’espace et le temps, mais le bébé en comprenait au moins certains et il pouvait le commander. Le rapport de ses côtés 1-4-9 était tellement évident, tellement nécessaire. Il eût été si naïf d’imaginer que les séries s’achevaient ainsi, avec seulement trois dimensions !
Il fixa son esprit sur ces bases géométriques et, comme ses pensées agissaient, l’espace tout entier s’emplit d’une nuit interstellaire. L’éclat du soleil rouge s’éteignit, ou plutôt, il parut s’effacer dans toutes les directions en même temps.
Et là, devant le bébé, il y avait maintenant la spirale de lumière de la Galaxie.
C’aurait pu être tout aussi bien quelque merveilleux modèle pris dans le plastique, infiniment riche en détails. Mais c’était la réalité, saisie dans son intégralité par des sens désormais plus subtils que la vision. Et il pouvait à son gré concentrer son attention sur n’importe laquelle des cent milliards d’étoiles. Et plus encore… Il y était, emporté dans le grand fleuve des soleils, à mi-chemin entre les agglomérats de feu du centre et les rares étoiles-sentinelles de la périphérie. Et c’était là qu’il voulait se retrouver, au bord de cet abîme ouvert dans le vide, près de ce ruban d’obscurité vierge d’étoiles. Il savait que ce chaos informe qui n’était visible que par la brume de lumière qui le dessinait en silhouette était fait de la matière même de la création, encore inutilisée, de la substance brute des évolutions à venir. Là, le Temps n’avait pas commencé. La lumière et la vie n’habiteraient ces espaces que longtemps après que les soleils qui brillaient maintenant se seraient éteints.
Il avait une fois franchi l’abîme, involontairement. Il devait le franchir à nouveau, de plein gré, cette fois. Cette pensée l’emplit d’une terreur soudaine et glacée. Pendant un moment, il fut totalement désemparé. Sa vision nouvelle de l’univers vacilla et menaça de se rompre en fragments innombrables. Ce n’était nullement la peur du gouffre inter-galactique qui figeait son âme, mais une inquiétude plus profonde, issue de l’avenir qui n’était pas encore. Au-delà du temps, il avait laissé des traces de son origine humaine. À présent, tandis qu’il contemplait le fleuve de nuit sans étoiles, il entrevoyait pour la première fois l’Éternité béante devant lui.
Il se souvint alors que plus jamais il n’y serait seul et, lentement, sa panique décrut. Il perçut à nouveau l’univers comme un cristal, mais il savait maintenant que ce n’était pas par ses seuls sens. Lorsqu’il aurait besoin d’aide pour ses premiers pas, il l’obtiendrait.
À nouveau confiant comme un plongeur qui retrouve son sang-froid, il se lança par-dessus les années-lumière. La Galaxie frémit sous l’étreinte mentale qui l’englobait tout entière. Les étoiles et les nébuleuses défilèrent en une illusion de vitesse infinie. Des soleils fantômes explosèrent et s’évanouirent derrière lui tandis qu’il s’infiltrait dans leur cœur même. La froide et obscure poussière cosmique qu’il avait redoutée ne semblait rien de plus que l’aile d’un corbeau dans le soleil.
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