On eût dit qu’un second crépuscule allait immédiatement succéder au premier. Involontairement, Bowman leva la tête. Mais la lumière, ici, venait du bas. Il avait l’impression que des parois de verre fumé se rabattaient sur la capsule, altérant la clarté rouge, obscurcissant la vision. Tout se fit de plus en plus sombre et le grondement lointain des ouragans stellaires lui-même flottait dans le silence, dans la nuit. Et, un instant plus tard, il y eut un choc extrêmement doux lorsqu’elle se posa.
Sur quoi ? se demanda Bowman. Et la lumière revint, et les questions laissèrent place à un désespoir immense, car ce qu’il voyait maintenant autour de lui indiquait qu’il était fou.
Il s’était attendu à tout. À tout, sauf à cette scène banale et familière.
La capsule était posée sur le plancher lisse d’un appartement d’hôtel, élégant et anonyme, qui pouvait se trouver dans n’importe quelle ville importante sur Terre. Le regard de Bowman parcourait un living-room meublé d’une desserte, d’un divan, de six chaises, d’un secrétaire, de divers luminaires et d’une bibliothèque à demi pleine de livres, sur laquelle étaient posés quelques magazines et même un vase de fleurs. Sur un mur Pont en Arles de Van Gogh, sur l’autre Christina’s World de Wyeth. Bowman était certain que, s’il ouvrait le secrétaire, il y trouverait une bible.
S’il était réellement fou, ses visions étaient merveilleusement organisées car tout était parfait. Quand il bougeait, rien ne disparaissait. Le seul élément incongru – très incongru – de ce décor, était la capsule elle-même.
Durant plusieurs minutes, il ne quitta pas son siège. Il espérait vaguement que la vision allait s’effacer. Mais elle resta aussi nette que tous les objets qu’il avait pu rencontrer dans sa vie. Elle était réelle ou bien, par un phénomène qui affectait tous les sens, il était maintenant incapable de distinguer le rêve de la réalité. C’était peut-être une sorte de test. S’il en était ainsi, non seulement son sort, mais celui de la race humaine tout entière pouvaient dépendre de ses actes dans les instants qui allaient suivre.
Il pouvait demeurer assis et attendre ce qui allait arriver, ou bien ouvrir la porte du sas et sortir pour affronter la réalité de cette scène. Le plancher semblait solide. En tout cas, il supportait le poids de la capsule. Il était peu probable qu’il pût tomber au travers quelle que fût sa nature. Mais restait la question de l’air. Cette pièce pouvait fort bien être plongée dans le vide ou emplie d’une atmosphère empoisonnée. Cela lui semblait toutefois improbable, car nul n’aurait pris la peine de soigner tous ces détails en omettant un point essentiel, mais il ne voulait pas prendre de risque inutile. Ses années de formation l’avaient rendu vigilant quant aux dangers de contamination et il n’était pas disposé à s’exposer à un milieu inconnu aussi longtemps qu’il aurait le choix. Cet endroit avait l’aspect d’un appartement quelque part aux États-Unis, ce qui ne changeait absolument rien au fait qu’il devait se trouver en réalité à des centaines d’années-lumière du système solaire.
Bowman referma son casque, le verrouilla et manœuvra le dispositif d’ouverture de la capsule. Il y eut un bref sifflement quand les pressions s’égalisèrent et il sortit dans la pièce.
Pour autant qu’il pût en juger, le champ gravifique était normal. Il leva un bras et le laissa retomber : son geste dura moins d’une seconde. Ce qui rendait la situation doublement irréelle. Il était là, debout, en scaphandre (alors qu’il aurait dû flotter) près d’un véhicule qui ne pouvait normalement fonctionner qu’en totale apesanteur. Tous ses réflexes d’astronaute en étaient perturbés et il lui faudrait réfléchir avant chaque mouvement.
Comme un homme en transe, il s’avança lentement dans l’appartement. Et celui-ci ne disparut pas ainsi qu’il s’y était attendu. Il demeura parfaitement stable, parfaitement réel. Et apparemment solide.
Il s’arrêta près de la desserte. Un visiophone Bell du type standard était posé dessus, avec un annuaire. Bowman se baissa et prit le volume entre ses mains gantées. Sur la couverture, imprimé en caractères familiers, il lut : WASHINGTON D.C. Il regarda alors plus attentivement et, pour la première fois, il eut la preuve palpable qu’il n’était pas sur Terre. Il ne parvenait à lire que le seul mot WASHINGTON D.C. Le reste demeurait flou, comme s’il contemplait la reproduction d’une photographie de journal. Il ouvrit les pages au hasard. Elles étaient faites d’une matière raide qui n’était certainement pas du papier bien que la ressemblance fût troublante. Toutes étaient blanches. Il souleva le combiné du visiophone et l’appuya contre son casque. S’il y avait eu une sonorité d’appel, il l’aurait entendue. Mais tout était silencieux. Ainsi il n’avait affaire qu’à une mise en scène, il se déplaçait dans un décor factice bien que fantastiquement précis. Tout cela, il en était certain, n’avait été monté que pour le rassurer et non pour l’abuser. Du moins il l’espérait. C’était là une pensée réconfortante, mais, néanmoins, il ne comptait pas ôter son scaphandre avant d’avoir achevé ses investigations. Tous les meubles semblaient solides, en parfait état. Il essaya une chaise et elle supporta son poids. Mais les tiroirs ne s’ouvraient pas : ils étaient faux. Il en était de même des livres et des magazines dont les pages étaient aussi vides que celles de l’annuaire. Seuls les titres étaient lisibles. Le choix était étrange : des best-sellers ultra-commerciaux, quelques bouquins didactiques très connus et des autobiographies de célébrités. Aucun livre n’avait plus de trois ans d’âge et le niveau intellectuel était plutôt faible. Mais cela était sans importance puisque l’on ne pouvait même pas retirer les volumes des rayons.
Deux portes s’ouvrirent aisément devant Bowman. L’une donnait sur une chambre petite et confortable meublée d’un lit, d’un bureau et de deux chaises. Les luminaires s’allumaient et s’éteignaient et il y avait même une penderie. Il l’ouvrit et trouva à l’intérieur quatre costumes, une robe de chambre, une douzaine de chemises blanches et du linge de corps. Il prit l’un des costumes et l’examina soigneusement. Pour autant qu’il pût se fier à ses mains gantées, il était fait d’une matière qui ressemblait plus à de la peau qu’à de la laine. La coupe était également assez démodée. Il y avait au moins quatre ans que l’on ne portait plus de costumes croisés. À côté de la chambre, se trouvait une salle de bains. Il s’aperçut que l’équipement n’était pas factice et fonctionnait parfaitement. Il passa ensuite dans une petite cuisine pourvue d’une cuisinière électrique, d’un réfrigérateur, de divers placards, d’une table, de plusieurs chaises et d’un évier. La batterie de cuisine était au complet. Il entreprit d’explorer les lieux plus à fond, poussé par la curiosité et par une faim grandissante. Tout d’abord, il ouvrit le réfrigérateur. Les rayons étaient bien garnis de boîtes et de paquets qui tous, jusqu’à une certaine distance, paraissaient familiers. De près cependant, les inscriptions des étiquettes devenaient floues et illisibles. Fait notable, il n’y avait pas de lait, ni d’œufs, ni de beurre, ni de viande, ni de fruits, ni aucune denrée crue. En fait, le réfrigérateur ne contenait que des aliments déjà traités. Bowman prit un paquet de céréales destinées au petit déjeuner, tout en songeant qu’il était étrange de trouver cela dans un réfrigérateur. Mais dès qu’il le souleva il comprit qu’il ne pouvait certainement pas contenir des céréales : il était bien trop lourd. Il l’ouvrit et se pencha sur le contenu. Il vit une substance bleue légèrement humide au toucher. La texture et la densité rappelaient le pudding et, en dépit de la couleur, c’était assez appétissant. Mais c’est ridicule, songea-t-il. On me surveille certainement et j’ai l’air d’un idiot avec ce scaphandre. S’il s’agit d’une sorte de test d’intelligence, j’ai sûrement déjà échoué, et de loin. Sans plus hésiter, il regagna la chambre et entreprit de déverrouiller son casque. Puis il le souleva d’une fraction de centimètre, fit sauter le sceau de sécurité et inspira avec circonspection. L’air lui parut tout à fait normal.
Читать дальше