Un homme qui, sur Terre, dépassait les quatre-vingt-dix kilos, avait l’heureuse surprise de n’en faire plus que quinze sur la Lune. Cette impression de légèreté persistait aussi longtemps qu’il se déplaçait en ligne droite et à une allure uniforme. Dès qu’il changeait de direction, dès qu’il tournait ou s’arrêtait brusquement, sa masse, son inertie, se manifestaient à nouveau. C’était là une constante inaltérable qui demeurait la même sur Terre, sur la Lune ou en plein espace. Pour s’adapter à la vie lunaire, il était essentiel de bien comprendre que tous les objets y opposaient six fois plus de résistance que leur poids ne pouvait le laisser supposer. En général, la leçon s’apprenait avec d’innombrables collisions et chocs plus ou moins violents et les vieux colons se tenaient prudemment à l’écart des nouveaux venus jusqu’à ce que ceux-ci se fussent acclimatés.
La base était un petit monde, avec ses ateliers, ses bureaux, ses hangars, son ordinateur central, ses générateurs, ses garages, ses cuisines, ses laboratoires et sa serre. Ironiquement, la plupart des moyens utilisés pour la construction de cet empire souterrain avaient été développés durant la Guerre Froide. Ceux qui avaient séjourné dans une base de missiles se sentaient parfaitement à l’aise à Clavius. Les gestes et le décor de la vie quotidienne y étaient les mêmes et il s’agissait d’une certaine façon de se défendre ici aussi contre un environnement hostile. Mais le but final était pacifique. Il avait fallu dix mille ans aux hommes pour découvrir enfin quelque chose d’aussi excitant que la guerre. Malheureusement, tous n’avaient pas encore compris cela.
Les pics acérés entrevus avant l’atterrissage avaient mystérieusement disparu sous l’horizon. Une plaine grise s’étendait autour de l’astronef, luisant sous la Terre déclinante. Le ciel était totalement noir, pourtant seules les étoiles les plus brillantes étaient visibles dans la réverbération du sol. Plusieurs véhicules d’apparence bizarre s’approchaient de l’ Arès-1 B : grues, tracteurs et camions. Certains étaient automatiques, d’autres pilotés par un chauffeur installé dans une cabine pressurisée. La plupart se déplaçaient sur pneus ballons, cette plaine lisse n’offrant pas de difficultés particulières. Il y avait cependant un camion-citerne muni de ces fameuses flexi-roues qui avaient fait leurs preuves sur la Lune. Il s’agissait de plaques disposées en cercle, chaque plaque étant montée indépendamment sur ressort. Les flexi-roues avaient la plupart des avantages des chenilles dont elles étaient inspirées. Elles s’adaptaient au terrain en variant leur forme et leur diamètre et, supérieures en ceci aux chenilles, elles continuaient de fonctionner lorsque des sections venaient à disparaître.
Un petit car muni d’un appendice rappelant une trompe d’éléphant approchait maintenant de la nef. Quelques secondes après, la coque résonna sous un choc, puis le sifflement de l’air qui s’échappait se fit entendre. Finalement, le verrouillage s’établit et les pressions s’égalisèrent. La porte intérieure du sas s’ouvrit, livrant passage au comité d’accueil.
Celui-ci était conduit par Ralph Halvorsen, administrateur de la Province dite Méridionale qui englobait la base et toutes les missions extérieures. Il était accompagné du Dr Roy Michaels, directeur de la Recherche. C’était un petit géophysicien aux cheveux grisonnants que Floyd avait rencontré lors de ses précédentes visites. Le reste du comité était composé d’une douzaine de chercheurs et d’assistants. Ils témoignèrent d’un certain respect envers Floyd, mais, à en juger par l’attitude de l’administrateur lui-même, ils n’attendaient qu’une occasion pour clamer leurs doléances.
— Heureux de vous avoir parmi nous, docteur Floyd, déclara Halvorsen. Vous avez fait bon voyage ?
— Ce ne pouvait être mieux, répondit Floyd. L’équipage a été aux petits soins pour moi.
Tandis que le car les emmenait vers la base, il échangea les habituelles paroles courtoises avec les autres mais nul ne fit allusion à l’objet de sa venue. À trois cents mètres de l’astronef, ils passèrent devant un panneau qui annonçait :
BIENVENUE À LA BASE DE CLAVIUS
Groupe de Recherches Astronautiques des États-Unis
1994
Ils plongèrent alors dans une ouverture qui les conduisit rapidement au sous-sol. Une porte massive s’ouvrit puis se referma sur eux. Puis une seconde et enfin une troisième. Lorsque cette dernière porte se fut refermée, un grand souffle d’air annonça qu’ils se trouvaient à présent dans l’atmosphère de la base.
Ils suivirent rapidement un tunnel empli de câbles et de canalisations qui résonnaient de pulsations régulières et Floyd se retrouva soudain dans un univers familier : ordinateurs, secrétaires, machines à écrire, tableaux et téléphones. Ils s’arrêtèrent devant une porte marquée : ADMINISTRATEUR et Halvorsen déclara avec tact :
— Le Dr Floyd et moi-même nous rendrons à la salle de conférences dans quelques minutes.
Les autres acquiescèrent et se retirèrent. Avant que Halvorsen ait pu introduire Floyd dans son bureau, il y eut une petite interruption : une porte s’ouvrit non loin et une fillette bondit sur l’administrateur de la base.
— Papa ! Tu as été En Haut ! Tu avais promis de m’emmener !
— Allons, Diana, fit Halvorsen avec tendresse, j’ai seulement dit que je t’emmènerais quand je le pourrais. Mais il fallait que j’accueille le Dr Floyd. Serre-lui la main, veux-tu : il vient juste d’arriver de la Terre.
La petite fille tendit à Floyd une main mignonne. Il estima qu’elle devait avoir dans les huit ans. Son visage lui était vaguement familier et il se rendit compte soudain que l’administrateur le regardait avec un sourire interrogateur. Il comprit pourquoi.
— Incroyable ! À ma dernière visite, c’était encore un bébé !
— Elle a eu quatre ans la semaine dernière, dit fièrement Halvorsen. Les enfants se développent rapidement avec cette pesanteur. Et ils vieillissent également moins vite. Elle vivra plus longtemps que vous et moi.
Floyd, fasciné, fixait la petite demoiselle, notant l’attitude gracieuse et la charpente extraordinairement fine.
— Très heureux de te revoir, Diana, dit-il.
Puis une impulsion soudaine – curiosité ou simple politesse – le poussa à ajouter :
— Aimerais-tu aller sur Terre ?
Les yeux de Diana s’agrandirent d’étonnement et elle secoua la tête.
— C’est un endroit très vilain. Quand on tombe, on se fait mal. Et il y a trop de gens.
Voici donc une représentante de la génération de l’espace, songea Floyd. Elle deviendra de plus en plus importante dans les années à venir. Cette pensée était empreinte d’une certaine tristesse et de beaucoup d’espoir. La Terre était entièrement conquise et pacifiée, sans doute un peu fatiguée aussi, mais il y aurait toujours des espaces nouveaux pour ceux qui aimaient la liberté, pour les pionniers endurcis, les aventuriers irascibles. Leurs outils et leurs armes ne seraient pourtant ni la hache ni le fusil, ni le canoë ou le chariot bâché mais la pile atomique, la propulsion plasma et la ferme hydroponique. Le temps n’était plus éloigné où la Terre devrait dire adieu à ses enfants.
Halvorsen réussit à repousser sa progéniture à l’aide de menaces et de promesses et introduisit Floyd dans son bureau. Celui-ci ne faisait pas plus de quatre mètres carrés. Des photos dédicacées du président des États-Unis, du secrétaire général de l’O.N.U. et des astronautes célèbres couvraient les murs. L’aspect général de la pièce, les objets qui s’y trouvaient, tout indiquait clairement que celui qui y travaillait valait 50 000 dollars par an.
Читать дальше