— Je suis votre Autarque.
— Et aussi le plus grand traître qui ait jamais vécu.
Un moment, l’Autarque resta silencieux. Son regard allait et venait entre ces deux hommes aux visages farouches. Puis, il se redressa de toute sa hauteur, en faisant appel aux dernières ressources de sa volonté. D’une voix redevenue hautaine, il dit :
— Et même si tout cela était vrai, quelle importance ? Vous n’avez d’autre choix que d’en rester là. Nous devons encore explorer une dernière planète intranébulaire. Elle ne peut qu’être le monde rebelle, et je suis seul à en connaître les coordonnées.
Il parvenait à conserver sa dignité, malgré une main qui pendait, inerte, à un poignet cassé, une lèvre supérieure qui avait gonflé au point de le défigurer complètement, et un visage encroûté de sang. Pourtant, il émanait de lui la grandeur de ceux qui sont faits pour régner.
— Vous nous les direz, dit Biron.
— Ne vous leurrez pas. Rien ne me fera parler. Et si vous essayez de la trouver au hasard, vous avez moins d’une chance sur mille milliards de trouver une étoile quelle qu’elle soit.
Quelque chose fit clic dans l’esprit de Biron.
— Ramenez-le sur le Sans Remords ! ordonna-t-il à Rizzett.
— Il y a aussi Dame Artémisia…, fit observer ce dernier.
C’était donc elle !
— Tout va bien. Elle ne risque rien. Elle était venue sans cylindre de CO2. Elle a voulu courir, n’a pas eu le réflexe de respirer volontairement à fond et s’est évanouie.
Biron plissa le front.
— Pourquoi est-elle venue ? Pour vous empêcher de faire du mal à son amoureux ?
— Exactement ! Mais elle croyait que j’étais sous les ordres de l’Autarque et que c’était vous que j’allais tuer. Je vais ramener ce rat à bord, maintenant. Biron…
— Oui ?
— Revenez le plus tôt possible. Il est quand même Autarque, il faudra peut-être parler à l’équipage. Quand on a été habitué toute sa vie à obéir… Elle est derrière ce rocher. Occupez-vous d’elle avant qu’elle ne meure de froid.
* * *
Les plis de l’épaisse doublure cachaient ses formes et son visage était enfoui dans le capuchon. Il parcourut les derniers mètres en courant et s’agenouilla à côté d’elle.
— Comment te sens-tu ?
— Mieux, merci. Désolée si je t’ai causé des ennuis.
Ils restèrent à se regarder et semblaient n’avoir plus rien à se dire.
— Je sais qu’on ne peut pas revenir en arrière, commença Biron. Faire que ce qui a été dit n’ait pas été dit, que ce qui a été fait n’ait pas été fait. Mais je veux que tu comprennes.
— Comprendre… dit-elle, et ses yeux lancèrent des éclairs. Depuis des semaines, je ne fais que comprendre ; tu ne vas pas recommencer avec mon père ?
— Non. Je savais que ton père était innocent. Je soupçonnais l’Autarque depuis longtemps, mais je ne pouvais le prouver qu’en le contraignant à se trahir ; je pensais pouvoir y parvenir en lui donnant l’occasion d’essayer de me tuer. Et pour cela, Arta, il n’y avait qu’un seul moyen.
Il se sentait très malheureux. Il continua néanmoins :
— Ce fut terrible. Presque aussi terrible que ce qu’il a fait à mon père. Je ne te demande pas de me pardonner.
— Je ne comprends pas, dit-elle.
— Je savais qu’il te désirait, Arta. Politiquement, tu étais une épouse parfaite. Pour lui, le nom des Hinriades était plus important que celui des Widemos. Une fois sûr de toi, il n’avait plus besoin de moi. Je t’ai délibérément jetée dans ses bras. Il a cru alors que le moment était venu de se débarrasser de moi et, avec Rizzett, nous lui avons tendu notre piège.
— Et pendant tout ce temps, tu m’aimais ?
— Oui, Arta. Essaie de le croire…
— Et, bien entendu, tu étais prêt à sacrifier ton amour à la mémoire de ton père et à l’honneur de ta famille.
— Arta, je t’en supplie, je ne suis pas fier de moi, oh non ! Mais c’était la seule solution.
— Tu aurais pu m’expliquer ton plan, faire de moi ton alliée, plutôt que ton instrument.
— Ce n’était pas ton combat. Si j’avais échoué, ce qui aurait fort bien pu arriver, tu en aurais moins souffert. Tu l’aurais peut-être épousé et tu aurais été heureuse avec lui, qui sait ?
— Mais puisque tu as gagné, qui te dit que je ne le regrette pas ?
— Je sais que non.
— Tu en as l’air bien sûr.
— Essaie au moins de comprendre mes mobiles, dit Biron désespéré. Certes, j’ai agi avec une bêtise criminelle ; essaie au moins de ne pas me haïr.
— J’ai essayé de ne pas t’aimer, dit-elle avec douceur et, comme tu vois, je n’y suis pas parvenue.
— Alors, tu me pardonnes ?
— Pourquoi ? Parce que je comprends ? Parce que j’admets tes mobiles ? Non ! S’il n’y avait que cela, je ne te pardonnerais jamais ! Mais je te pardonne, Biron, parce que je ne pourrais pas supporter de ne pas le faire. Je veux que tu me reviennes ; je ne peux donc que te pardonner.
Elle se laissa aller dans ses bras et ses lèvres glacées s’unirent aux siennes. Ils étaient séparés par leurs épais vêtements protecteurs, les mains gantées de Biron ne pouvaient toucher le corps de la jeune femme, mais ses lèvres sentaient la douceur de son visage.
Il se sépara d’elle et regarda d’un air soucieux le désert rocailleux.
— Le soleil baisse. Il va faire de plus en plus froid.
— C’est curieux, dit-elle d’une voix rêveuse, mais je n’ai plus froid du tout.
Ensemble, ils retournèrent au vaisseau.
* * *
Biron leur fit face avec un naturel et une assurance qu’il ne ressentait pas vraiment. Le vaisseau Linganien était grand et ses cinquante hommes d’équipage étaient réunis devant lui, maintenant. Cinquante Linganiens, habitués depuis la naissance à obéir inconditionnellement à leur Autarque.
Rizzett en avait convaincu quelques-uns. D’autres avaient suivi à la radio ce que l’Autarque lui avait dit quelques heures auparavant. Mais combien étaient encore incertains, voire nettement hostiles ? Biron n’avait toujours pas réussi à emporter leur adhésion. Il se pencha vers eux :
— Pourquoi vous battez-vous ? Pourquoi risquez-vous vos vies ? Je pense que c’est pour une galaxie libre ! Une galaxie où chaque monde pourra décider de ce qui lui convient, profiter de son travail et de ses richesses, sans être l’esclave ni le maître d’un autre. Ai-je raison ?
Le murmure d’assentiment qui accueillit ces paroles manquait visiblement d’enthousiasme. Biron continua :
— Et pourquoi l’Autarque lutte-t-il ? Pour lui-même. Il est Autarque de Lingane. S’il est vainqueur, il deviendra Autarque des royaumes nébulaires. Le Khan serait simplement remplacé par un Autarque. Qu’y gagneriez-vous ? Est-ce pour cela que vous risquez la mort ?
Dans l’auditoire quelqu’un cria :
— Ce serait l’un des nôtres au moins, pas un sale Tyranni.
Un autre cria :
— L’Autarque cherchait le monde rebelle pour lui offrir ses services. Etait-ce de l’ambition, cela ?
— Ça n’en a pas l’air, hein, répondit Biron sur un ton ironique. Il a toute une organisation derrière lui. Il pouvait leur offrir Lingane avec toutes ses armées ; il pouvait leur offrir, du moins l’espérait-il, le prestige d’une alliance avec les Hinriades. En fin de compte, le monde rebelle aurait été à son service, et non le contraire. Oui, c’était de l’ambition.
« Et lorsque les intérêts du mouvement allaient à l’encontre de ses objectifs personnels, a-t-il hésité à risquer vos vies ? Mon père était dangereux pour lui. Mon père était un homme honnête, ami de la liberté. Mais il était trop populaire, donc il l’a trahi.
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