— Ma chère Arta, dit Gillbret, si vous persistez dans cette habitude ridicule de ne porter que quelques brumes vaporeuses de-ci de-là, ne vous étonnez pas d’être gelée.
Il établit néanmoins quelques contacts ; le sas se referma avec un déclic, et les épais hublots retrouvèrent leur opacité. Les lumières s’allumèrent et les ombres disparurent.
Artémisia s’assit dans le fauteuil du pilote et en caressa automatiquement les bras. Ses mains y avaient souvent reposé ; une légère chaleur l’envahit mais elle l’attribua au chauffage qui fonctionnait de nouveau normalement, maintenant que la bise glaciale ne pénétrait plus dans le vaisseau.
De longues minutes passèrent ; elle ne pouvait plus tenir en place. Elle aurait dû l’accompagner ! Elle rectifia immédiatement cette pensée rebelle en substituant un « les » au « l’ ».
— Oncle Gil ! Pourquoi ont-ils besoin d’installer cet émetteur ?
Il était absorbé dans la contemplation de l’écran, dont il maniait délicatement les commandes.
— Hein ?
— Nous avons essayé de contacter les habitants de la planète de l’espace, et personne n’a répondu, dit-elle. Je ne vois pas pourquoi un émetteur placé sur la surface même obtiendrait de meilleurs résultats.
Sur le moment, Gillbret ne sut que répondre.
— Eh bien, il faut tout tenter, ma chérie. Il faut trouver le monde rebelle. (Entre ses dents il ajouta :) Il le faut !
Un moment plus tard, il annonça :
— Je n’arrive pas à les trouver.
— A trouver qui ?
— Biron et l’Autarque. J’ai beau tout essayer, ils sont cachés par le plateau… Tiens ! Voilà le vaisseau de l’Autarque.
Artémisia jeta un coup d’œil indifférent sur l’écran. Le vaisseau était plus bas dans la vallée, à peut-être deux kilomètres du leur. Il brillait intolérablement dans le soleil. Il lui sembla sur le moment que c’était lui l’ennemi et non les Tyranni. Elle se prit à regretter vivement, douloureusement, qu’ils fussent jamais allés à Lingane. Ah ! S’ils étaient restés dans l’espace, rien qu’eux trois ! Ces jours passés ensemble avaient été si agréables – inconfortables, peut-être, mais tellement chaleureux. Et maintenant, elle ne pouvait que tenter de le blesser. Quelque chose en elle l’y poussait, et pourtant, elle aurait tant aimé…
— Quoi ? Que fait-il, celui-là ? s’exclama soudain Gillbret.
Artémisia leva les yeux vers lui, mais elle ne le voyait qu’à travers une légère brume, et dut battre des cils plusieurs fois pour chasser les larmes.
— Qui ?
— Rizzett. Je pense que c’est lui, du moins. Il ne vient pas vers nous, en tout cas.
Artémisia avait bondi vers l’écran.
— Agrandissez l’image !
— A si faible distance ? Nous n’y verrons rien. Je ne pourrais même pas la centrer correctement.
— Plus grand, oncle Gil !
Il brancha le télescope en ronchonnant et se mit à fouiller le magma de rocs démesurément grossis qui défilaient à toute vitesse dès qu’il touchait aux commandes. Un instant, la gigantesque silhouette de Rizzett fila à travers l’écran, floue mais aisément reconnaissable. Gillbret revint prudemment en arrière et parvint à centrer un moment l’image sur lui.
— Il est armé ! s’exclama Artémisia. Vous avez vu ?
— Non.
— Il a un fusil atomique à longue portée ! Je vous le jure !
Elle était déjà debout et fouillait dans le placard mural.
— Arta ! Que faites-vous !
Elle tirait sur la fermeture à glissière d’une combinaison spatiale.
— Je sors. Rizzett les suit. Vous ne comprenez donc pas ? L’Autarque n’est pas allé installer un émetteur. C’est un piège pour Biron.
Elle enfila l’épaisse doublure avec des gestes fiévreux.
— Arrêtez ! Qu’est-ce que vous allez imaginer là !
Mais elle ne l’écoutait pas, ne le voyait pas. Le visage pâle et crispé, elle pensait à Rizzett et à Biron. Ce stupide Biron, comme il s’était fait avoir ! Rizzett avait fait l’éloge du Rancher, lui avait dit combien il lui ressemblait, et ce crétin était tombé dans le piège. Dès qu’il était question de son père, il oubliait tout le reste. Comment un homme pouvait-il être l’esclave d’une monomanie pareille !
— Je ne connais pas les commandes du sas, dit-elle. Ouvrez-le-moi.
— Arta, vous ne sortirez pas du vaisseau ! Vous ne savez même pas où ils se trouvent.
— Je les trouverai. Ouvrez le sas !
Gillbret secoua la tête.
Mais dans la combinaison spatiale, elle avait découvert une arme.
— Oncle Gil, je vous jure que je vais m’en servir. Je le jure.
Gillbret se trouva face à la gueule hideuse d’un fouet neuronique. Il se força à sourire.
— Allons, Arta…
— Ouvrez le sas ! ordonna-t-elle.
Il obéit et elle courut dehors, sautant d’un rocher à l’autre, glissant, montant vers le plateau, les tempes battantes. Elle avait été pire que lui, à cause de son stupide orgueil. Son attitude lui semblait si bête maintenant, et la froideur étudiée de l’Autarque lui répugnait. Elle frissonna en y repensant.
Elle atteignait enfin le plateau. Sans s’arrêter un instant, elle continua droit devant elle, tenant le fouet neuronique à la main.
* * *
Biron et l’Autarque n’avaient pas échangé un mot pendant la montée ; arrivés au point culminant du plateau, ils s’arrêtèrent. Le roc était entièrement fissuré par le soleil et le vent ; devant eux une paroi rocheuse descendait à pic.
Biron s’approcha prudemment du bord ; cent mètres plus bas, le sol était parsemé de rochers déchiquetés, à perte de vue.
— Ce monde semble sans espoir, Jonti, dit-il.
L’Autarque ne manifesta pas la même curiosité que Biron pour ce qui l’entourait.
— C’est bien l’endroit que nous avions repéré avant de nous poser. Il est idéal pour ce que nous voulons faire.
« Pour ce que vous voulez faire, du moins », pensa Biron. Il s’éloigna du bord et s’assit par terre. Un long moment il écouta le sifflement ténu du gaz carbonique, puis dit, calmement :
— Que leur direz-vous quand vous serez revenu sur le vaisseau ?
L’Autarque avait commencé à ouvrir la malle contenant l’équipement. Il se redressa.
— De quoi parlez-vous ?
Biron sentit le froid engourdir son visage et se frotta le nez de sa main gantée. Il déboutonna pourtant la doublure de foamite qui le protégeait, et le vent s’y engouffra.
— Je parle du motif pour lequel vous êtes venu ici.
— Je préférerais installer l’émetteur plutôt que de perdre mon temps à discuter, Farrill.
— Pourquoi installeriez-vous cette radio ? Nous avons en vain essayé de les contacter de l’espace. A quoi bon attendre davantage ? Pourquoi êtes-vous venu, Jonti ?
L’Autarque s’assit en face de Biron, une main posée sur la malle.
— Si cette question vous tourmente, alors pourquoi vous, êtes-vous venu ?
— Pour découvrir la vérité. Rizzett m’a dit que vous comptiez sortir sur la planète et m’a conseillé de vous accompagner. Si je ne me trompe, vous lui aviez demandé de me dire qu’ainsi vous ne pourriez recevoir aucun message à mon insu. C’était un avis sensé, bien que je ne pense pas que vous receviez de message, mais je me suis néanmoins laissé convaincre et me voici.
— Pour découvrir la vérité ? dit Jonti sur un ton moqueur.
— Exactement. Je crois déjà la deviner, d’ailleurs.
— Partagez-la avec moi, alors ! Je vous écoute.
— Votre but est de me tuer. Nous sommes seuls, à quelques pas d’une falaise abrupte. Il n’y aurait aucun signe de violence. Une simple et triste histoire à raconter aux autres. J’ai glissé, je suis tombé. Vous reviendrez sans doute avec quelques hommes pour me donner une sépulture décente ; comme ce serait touchant. Et vous seriez définitivement débarrassé de moi.
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