En le trahissant, l’Autarque aurait pu causer votre perte à tous. Qui peut se sentir en sécurité sous les ordres d’un traître prêt à donner un de ses alliés aux Tyranni quand cela l’arrange ?
— Bien, murmura Rizzett. Continuez comme cela !
De nouveau, la même voix cria du fond de la salle :
— L’Autarque sait où se trouve le monde rebelle. Et vous ?
— Nous en parlerons plus tard. Pour le moment, ce qui importe, c’est de comprendre que l’Autarque nous mène tout droit à la ruine. Nous sommes déjà au bord de l’abîme, mais il est encore temps de transformer cette catastrophe…
— … en une autre catastrophe, cher jeune homme, l’interrompit une voix mielleuse.
Et Biron se retourna, épouvanté. Les cinquante hommes se levèrent dans un brouhaha confus ; un moment, il sembla qu’ils allaient se précipiter en avant. Mais ils étaient venus au conseil sans armes – Rizzett y avait veillé. Déjà, une escouade de gardes Tyranniens arrivait par toutes les issues, fouets au poing.
Simok Aratap en personne, un pistolet dans chaque main, se tenait derrière Biron et Rizzett.
Simok Aratap soupesa soigneusement du regard les quatre personnes – trois hommes et une femme – qui étaient assises devant lui. Cette fois, c’était le grand jeu. Les dernières pièces du puzzle allaient se mettre en place. Heureusement, il avait les mains libres : le commandant Andros était reparti avec la flotte Tyrannienne. Le vaisseau-amiral lui suffirait largement. De même qu’il détestait qu’on lui tînt tête, il détestait tout ce qui pouvait ralentir ses mouvements. Il commença, d’une voix calme et égale :
— Madame, messieurs. Permettez-moi tout d’abord de vous mettre au courant des derniers événements. Le vaisseau de l’Autarque a été pris en main par un équipage d’élite et est escorté jusqu’à Tyrann par le commandant Andros. Les hommes de l’Autarque seront jugés, conformément à la loi et, s’ils sont reconnus coupables, recevront le châtiment de leur trahison. Il s’agit de petits conspirateurs de routine, et ils auront droit à un traitement de routine. Mais que vais-je faire de vous ?
Hinrik de Rhodia était assis à côté de lui, l’air plus misérable que jamais.
— Considérez que ma fille n’est qu’une toute jeune fille. Elle a été attirée dans tout ceci contre son gré. Dis-lui Artémisia…
— Votre fille, l’interrompit Aratap, sera probablement remise en liberté. Elle est, si je ne m’abuse, promise à un haut dignitaire Tyrannien. Il en sera évidemment tenu compte.
— Je consens à l’épouser si vous libérez les autres, dit Artémisia.
Biron sauta sur ses pieds, mais le commissaire Tyrannien, souriant, le fit rasseoir d’un geste.
— Voyons, chère madame, dit-il. J’ai un certain pouvoir, j’en conviens, mais je ne suis pas le Khan, et je suis tenu de justifier mes actions auprès de mes supérieurs. Qu’avez-vous à m’offrir, exactement ?
— Mon consentement à ce mariage.
— Cette décision ne vous appartient pas. Votre père a d’ores et déjà donné le sien, et cela suffit. Avez-vous autre chose ?
Le but d’Aratap était de tuer progressivement chez eux toute volonté de résistance. Il ne prenait aucun plaisir à ce rôle, ce qui ne l’empêchait pas de le remplir efficacement. La jeune fille pourrait, par exemple, fondre en larmes, ce qui aurait un effet salutaire sur le jeune homme. Il était évident qu’ils s’étaient aimés. Il se demanda si le vieux Pohang voudrait encore d’elle dans ces circonstances… Oui, il serait encore largement gagnant. Il fallait admettre qu’elle était très jolie, d’ailleurs.
Et elle conservait son équilibre. Elle ne craquait pas. Bien, pensa Aratap, bien. Elle avait de la force de caractère. Le vieux Pohang ne tirerait pas beaucoup de joie de cette transaction, tout compte fait. Il s’adressa à Hinrik :
— Désirez-vous également plaider en faveur de votre cousin ?
Hinrik ouvrit la bouche comme pour parler, mais Gillbret le devança :
— Personne ne plaide pour moi ! Je n’accepterai aucune faveur des Tyranni. Allez-y. Faites-moi fusiller.
— Vous devenez hystérique, dit Aratap. Vous savez parfaitement que je ne peux pas vous faire fusiller sans jugement.
— C’est mon cousin, murmura Hinrik.
— Il en sera tenu compte. L’ennui avec vous, comme avec les autres membres de la noblesse, c’est que vous croyez pouvoir tout vous permettre parce que vous pensez nous être indispensables. Je me demande si votre cousin a enfin tiré une leçon des faits.
Il était très satisfait de la réaction de Gillbret. Celui-là, au moins, désirait sincèrement la mort. Il ne pouvait plus supporter la continuelle frustration de la vie. Fort bien ; il suffirait donc de le maintenir en vie, cela suffirait à le briser.
Il passa à Rizzett, et le regarda songeusement un long moment. C’était un des hommes de l’Autarque. A cette pensée, il ressentit un léger embarras. Au début, sur la base d’une logique qu’il croyait rigoureuse, il avait rayé l’Autarque de la liste des suspects. Bah ! il est salutaire de se tromper une fois de temps en temps. Cela évite de devenir par trop arrogant.
— Vous êtes un imbécile qui a servi un traître, lui dit-il. Il eût été tout à votre avantage de nous servir.
Rizzett rougit. Aratap continua :
— Si jamais vous avez joui d’une certaine réputation dans le métier des armes, je crains bien qu’elle ne puisse entrer en ligne de compte. N’étant pas de sang noble, aucune considération politique n’interviendra dans votre cas. Votre procès sera public et chacun saura que vous étiez l’instrument d’un instrument. Dommage !
— Je suppose que vous allez me proposer un marché ? fit Rizzett.
— Un marché ?
— En me demandant de témoigner contre mes confédérés, par exemple ? Vous n’avez pris qu’une poignée des nôtres. Je suppose que la structure de la révolte tout entière vous intéresse ?
Aratap secoua imperceptiblement la tête.
— Non. Nous avons l’Autarque. Son témoignage suffira amplement. De toute façon, il nous suffirait de faire la guerre à Lingane ; il ne resterait plus grand-chose de la révolte, je vous assure. Je n’ai donc aucun marché à vous proposer.
Restait le jeune homme. Aratap l’avait gardé pour la fin parce qu’il était le plus malin et sans doute le plus coriace de tous. Mais il était jeune, et les jeunes sont rarement dangereux. Ils manquent par trop de patience. Biron parla le premier :
— Comment nous avez-vous suivis ? Il travaillait pour vous ?
— L’Autarque ? Non, pas cette fois. Je suppose que le pauvre bougre essayait de jouer les deux cartes à la fois, mais il aurait fallu être beaucoup plus malin que lui pour y réussir.
Hinrik intervint, avec une impatience juvénile parfaitement incongrue :
— Les Tyranni ont une invention qui leur permet de suivre leurs vaisseaux à travers l’hyperespace.
Aratap le regarda avec sévérité.
— Je serais très obligé à Votre Excellence de bien vouloir s’abstenir de m’interrompre.
Peu importait – ces quatre-là ne risquaient pas d’être dangereux. Mais il ne tenait pas à dissiper, si peu que ce fût, les incertitudes du jeune homme.
— Restons-en aux faits, dit Biron. Vous ne nous avez pas réunis ici parce que vous nous aimez. Pourquoi ne sommes-nous pas en route pour Tyrann, comme les autres ? Parce que vous ne savez pas comment vous y prendre pour nous tuer. Deux d’entre nous sont des Hinriades. Je suis un Widemos. Rizzett est un officier supérieur bien connu de la flotte Linganienne. Et le cinquième, ce petit pleutre et traître que vous tenez aussi dans vos griffes, est toujours Autarque de Lingane. Vous ne pouvez tuer aucun de nous sans mettre en émoi tous les Royaumes, de Tyrann aux frontières de la Galaxie. Vous devez conclure un marché avec nous, parce que tous ne pouvez rien faire d’autre.
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