— C’était une bonne école ?
— Le seul souvenir que j’en garde, c’est ce que nous répétait constamment le directeur. Il nous engueulait toujours au haut-parleur à propos de quelque bêtise que nous avions faite, et il commençait toujours de la même façon : « Je commence à en avoir assez…»
— Ce qui décrit assez bien ce que je ressens la plupart du temps.
— Peut-être est-ce ce que vous êtes censé ressentir.
— Vous parlez comme un bokononiste, Newt.
— Pourquoi pas ? Pour autant que je sache, le bokononisme est la seule religion qui propose un commentaire sur les nains.
Quand je n’avais pas été occupé à écrire, je m’étais plongé dans la lecture des Livres de Bokonon , mais la référence aux nains m’avait échappé. Je fus reconnaissant à Newt d’avoir attiré mon attention sur ce point, car la citation condensait en un couplet le cruel paradoxe de la pensée bokononiste, la déchirante nécessité d’avoir à mentir au sujet de la réalité et la déchirante impossibilité de le faire.
Petit nain, petit nain, silhouette insensée,
Tu clignes de l’œil en te pavanant,
Car tu sais qu’un homme n’est jamais plus grand
Que la hauteur de ses espoirs et de ses pensées !
— Quelle religion déprimante ! m’écriai-je.
Et je dirigeai la conversation vers les régions de l’Utopie, de ce qui aurait pu se passer, de ce qui aurait dû se passer, de ce qui pouvait encore se passer si le monde dégelait.
Mais Bokonon était déjà passé par là. Il avait consacré un livre entier à l’Utopie, le Septième livre , qu’il avait intitulé « La République de Bokonon ». On trouve dans ce livre ces effroyables aphorismes :
La main qui réassortit les drugstores domine le monde.
Commençons notre République avec une chaîne de drugstores, une chaîne de supermarchés, une chaîne de chambres à gaz et un sport national. Après cela, nous pourrons rédiger une constitution.
Je traitai Bokonon de sale fumiste et je changeai de nouveau de sujet. Je parlai d’actes individuels héroïques et chargés de signification. Je fis en particulier l’éloge de la façon dont Julian Castle et son fils avaient choisi de mourir. Alors que les tornades faisaient encore rage, ils étaient partis à pied vers la Maison de l’espoir et de la pitié. Et je vis comme une magnificence dans la façon de mourir d’Angela. Ayant ramassé une clarinette dans les ruines de Bolivar, elle avait tout de suite commencé à en jouer sans se soucier de savoir si l’embouchure était contaminée par la glace-9.
« Tristement dort une mandore.
Au creux néant musicien »
murmurai-je d’une voix voilée.
— Vous pouvez peut-être essayer de trouver une façon élégante de mourir, vous aussi, dit Newt.
Ce qui était fort bokononiste.
Je lui confiai de but en blanc mon rêve d’escalader le mont McCabe avec un symbole magnifique que je planterais au sommet. Je lâchai un instant le volant pour lui montrer à quel point mes mains étaient vides de symboles.
— Mais que devrait-il être, ce symbole, Newt ? Que devrait-il être, bon Dieu ? (Je repris le volant.) C’est la fin du monde, et me voici, moi, l’ultime être humain ou presque, et voici là-bas la plus haute montagne en vue. Je sais maintenant ce qu’a manigancé mon karass, Newt. Il a œuvré jour et nuit depuis peut-être cinq cent mille ans pour me faire escalader cette montagne. (Je secouai la tête, au bord des larmes.) Mais pour l’amour de Dieu, que suis-je donc censé tenir dans mes mains ?
Tout en posant cette question, je regardai aveuglément par la vitre de la voiture, si aveuglément que je fis plus d’un kilomètre avant de m’apercevoir que j’avais regardé dans les yeux d’un vieux Noir, d’un homme de couleur vivant assis au bord de la route.
Alors, je ralentis. Je stoppai. Je me couvris les yeux.
— Que se passe-t-il ? demanda Newt.
— J’ai vu Bokonon.
Il était assis sur une pierre, pieds nus. Ses pieds étaient givrés de glace-9. Pour tout vêtement, il portait un dessus de lit blanc parsemé de flocons de laine bleue qui épelaient les mots « Casa Mona ». Il ne prêta pas attention à notre venue. Il tenait un crayon dans une main, du papier dans l’autre.
— Bokonon ?
— Oui ?
— Puis-je vous demander à quoi vous pensez ?
— Je pense, jeune homme, à la phrase finale des Livres de Bokonon. Le temps d’écrire cette phrase est venu.
— Et ça vient bien ?
Il haussa les épaules et me tendit un morceau de papier. Voici ce que j’y lus :
Si j’étais plus jeune, j’écrirais une histoire de la bêtise humaine ; et je monterais jusqu’au sommet du mont McCabe, où je m’allongerais sur le dos avec mon histoire en guise d’oreiller ; et je prendrais par terre un peu du poison bleuâtre qui transforme les hommes en statues ; et je me transformerais en un gisant au sourire sardonique, un pied de nez dressé vers Qui vous-savez.
FIN