Je fus rappelé à la réalité par le cri d’un petit oiseau suspendu au-dessus de moi. L’oiseau semblait me demander ce qui s’était passé.
— Piou-i tiou-i ? demanda-t-il.
Nous regardâmes tous l’oiseau, puis nous nous regardâmes les uns les autres.
Épouvantés, nous reculâmes pour nous éloigner de l’abîme. Et comme je marchais sur la dalle qui m’avait soutenu, la pierre se mit à osciller. Pas plus stable qu’une bascule, elle balança soudain vers le plongeoir.
Elle s’écrasa sur le plongeoir, qui devint un plan incliné. Et tout le mobilier demeurant dans une chambre d’en dessous glissa le long de ce toboggan.
Un xylophone apparut d’abord, qui courait allègrement sur ses petites roues. Puis vint une table de chevet engagée dans une course folle avec un chalumeau bondissant. Sur leurs talons, des chaises leur donnaient la chasse.
Et quelque part dans cette pièce, au-dessous de nous et hors de notre vision, un objet qui répugnait puissamment à bouger se mit en branle.
Il s’engagea à contrecœur sur le toboggan. Enfin, il montra sa proue dorée. C’était le youyou dans lequel gisait le cadavre de « Papa ».
Il atteignit l’extrémité du plan incliné. La proue hocha la tête, bascula. Le canot tomba cul par-dessus tête.
« Papa » en fut expulsé et tomba séparément. Je fermai les yeux.
On entendit un son comme si quelqu’un poussait doucement un portail aussi grand que le ciel, la grande porte des cieux se refermant sans effort. Ce fut un grand BONG !
J’ouvris les yeux : toute la mer n’était plus que glace-9.
La terre verte et humide était devenue d’un bleuâtre nacré.
Le ciel s’obscurcit. Borasis , le soleil, devint une boule minuscule et cruelle, d’un jaune souffreteux.
Le ciel s’emplit de vers. Et ces vers étaient des tornades.
Je levai les yeux vers l’endroit où avait voleté l’oiseau. Suspendu dans le ciel, un énorme ver à bouche violette ondulait en bourdonnant comme un essaim d’abeilles. Il ingérait l’air avec d’obscènes mouvements péristaltiques.
Nous nous séparâmes, nous les humains. Nous fuîmes mes remparts écroulés et nous précipitâmes dans les escaliers qui descendaient du côté de la terre ferme.
H. Lowe Crosby et sa Hazel furent les seuls à crier. « Américains ! Américains ! » criaient-ils, comme si les tornades s’intéressaient aux gogotruches auxquels appartenaient leurs victimes.
Je ne vis pas les Crosby. Ils étaient descendus par un autre escalier. Un des corridors du château répercuta de façon confuse leurs cris ainsi que le halètement et la course des autres. J’avais pour tout compagnon ma divine Mona, qui m’avait suivi silencieusement.
Me voyant hésiter, elle passa devant moi et ouvrit une porte donnant sur l’antichambre des appartements de « Papa ». Les murs et le toit de l’antichambre avaient été arrachés. Mais le sol de pierre était toujours là. En son centre se trouvait le tampon qui fermait les oubliettes. Sous le ciel plein de vers, dans l’hésitante lueur violette émanant de la bouche des tornades qui voulaient nous dévorer, je soulevai le tampon.
L’œsophage du donjon était gradué d’échelons en fer. Je replaçai le couvercle de l’intérieur et nous descendîmes les échelons.
Au pied de l’échelle, nous découvrîmes un secret d’État. « Papa » Monzano avait fait construire là un confortable abri anti bombe. Il y avait un puits d’aération, dont le ventilateur était mû par une bicyclette fixe. Un réservoir était encastré dans la paroi. L’eau en était douce et mouillée, pas encore contaminée par la glace-9. Il y avait aussi des toilettes chimiques, une radio à ondes courtes, un catalogue de grands magasins, des caisses d’épicerie fine, d’alcool et de bougies et une collection reliée du National Geography Magazine remontant à vingt ans.
Et un exemplaire des Livres de Bokonon.
Et deux lits jumeaux.
J’allumai une bougie. J’ouvris une boîte de potage Campbell au poulet et la fis chauffer sur un réchaud. Et je versai deux verres de rhum des îles Vierges.
Mona s’assit sur un des lits. Je m’assis sur l’autre.
— Ce que je vais dire, annonçai-je, plus d’un homme a déjà dû le dire à une femme auparavant. Toutefois, je ne crois pas que ces mots aient jamais véhiculé un sens aussi lourd qu’aujourd’hui.
— Ah oui ?
J’ouvris les bras. « Enfin seuls ! »
La vierge de fer et l’oubliette
Le Sixième Livre de Bokonon est consacré à la souffrance, en particulier aux tortures infligées à des hommes par d’autres hommes. « Si je suis jamais mis à mort sur le croc, nous avertit Bokonon, attendez-vous de ma part à un comportement très humain. »
Puis il parle du chevalet, des brodequins, de la vierge de fer, de la veglia et des oubliettes.
Il faut qu’on l’admette :
De toute façon il y aura des pleurs
Mais seule l’oubliette
Permet de penser pendant qu’on meurt.
Et il en était de même dans la matrice rocheuse qui nous abritait, Mona et moi. Au moins pouvions-nous penser. Et une des pensées que j’eus fut que les conforts matériels du donjon ne mitigeaient en aucune façon le fait très réel que nous étions oubliettés.
Durant notre première journée et notre première nuit sous terre, des tornades firent plusieurs fois par heure ferrailler le couvercle de notre trou. Chaque fois, la pression baissait soudainement, nous entendions dans nos oreilles un bruit de bouteille qu’on débouche et nos têtes se mettaient à tinter.
La radio ? On n’en tirait que des crépitements de friture, un point c’est tout. D’un bout à l’autre de la gamme des ondes courtes, je n’entendis pas un mot, pas le moindre signal télégraphique. S’il y avait encore de la vie çà et là, elle n’émettait pas.
Elle n’émet toujours pas aujourd’hui.
J’estimai que les tornades, en répandant partout le givre bleuâtre et empoisonné de la glace-9, avaient détruit toutes choses et toute vie sur terre. Tout ce qui avait pu survivre mourrait bientôt de soif – ou de faim – ou de rage – ou d’apathie.
Je me tournai vers les Livres de Bokonon. Je les connaissais encore mal et pouvais espérer y trouver en quelque endroit un réconfort spirituel. Je passai rapidement sur l’avertissement de la page de titre du Premier Livre : « Arrêtez, malheureux ! Fermez tout de suite ce livre ! Il n’est que foma ! »
Les foma, nous le savons, sont des mensonges.
Puis je lus ce qui suit :
« Au commencement, Dieu créa la terre, et Il la contempla du haut de sa solitude cosmique. »
Et Dieu dit :
— Nous allons faire avec de la boue des créatures vivantes, de telle sorte que la boue puisse voir ce que Nous avons créé.
Et Dieu donna vie à toutes les créatures, et l’une d’elles était l’homme. Seule la boue faite homme pouvait parler. Et Dieu se pencha sur la boue faite homme qui se dressait sur son séant, regardait alentour et se mettait à parler. L’homme cligna des yeux.
— Quel est le but de tout ceci ? demanda-t-il poliment.
— Toute chose doit-elle avoir un but ? demanda Dieu.
— Certainement, dit l’homme.
— Alors, je te laisse le soin d’en trouver un pour tout ceci, dit Dieu.
Et il s’en alla.
— Sottises ! m’exclamai-je.
— Mais bien sûr, ce sont des sottises ! nous dit Bokonon.
Et je me tournai vers ma divine Mona, à la recherche de secrets réconfortants qui fussent beaucoup plus profonds.
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