Dans le cirque se trouvaient des milliers de cadavres. Chacun d’eux avait les lèvres recouvertes du givre bleuâtre de la glace-9.
Comme les cadavres n’étaient pas dispersés en désordre, il était évident qu’ils avaient été assemblés là après que les vents épouvantables eurent cessé de souffler. Et comme chaque cadavre avait un doigt dans sa bouche ou près de celle-ci, je compris que tous ces gens s’étaient rendus d’eux-mêmes en ce lieu mélancolique pour s’y empoisonner avec de la glace-9.
Il y avait là des hommes, des femmes, des enfants aussi, nombre d’entre eux dans l’attitude de boko-maru. Tous étaient tournés vers le centre du cirque, comme des spectateurs dans un amphithéâtre.
Mona et moi regardâmes vers la direction dans laquelle s’étaient gelés les regards, vers le centre du cirque. On y voyait un petit espace dégagé, un endroit où aurait pu se tenir un orateur.
Nous nous avançâmes avec précaution, en évitant les morbides statues. Dans l’espace central, nous trouvâmes un bloc erratique. Sous la pierre, une note écrite au crayon :
Avis : Vous voyez autour de vous presque tous ceux qui survécurent aux vents qui ont suivi le gel de la mer. Ces habitants de San Lorenzo se sont emparés de l’imposteur qui se fait passer pour un saint et qui s’appelle Bokonon. Ils l’ont amené ici, l’ont placé au centre de leur groupe et lui ont ordonné de leur expliquer exactement les desseins de Dieu tout-puissant et de leur dire ce qu’ils devaient faire. Le charlatan leur a dit que Dieu était certainement en train d’essayer de les tuer, peut-être parce qu’il en avait fini avec eux, et qu’ils devraient avoir l’élégance de mourir. Ce qu’ils ont fait, comme vous pouvez le voir.
La note était signée : Bokonon.
Je ne réponds pas assez vite
— Quel cynisme ! m’écriai-je, le souffle coupé. (Je levai les yeux de la note et contemplai le cirque comblé par la mort.) Est-il là, lui, au moins ?
— Je ne le vois pas, dit doucement Mona. (Elle n’était ni triste ni contrariée. À vrai dire, elle semblait sur le point d’éclater de rire.) Il disait toujours qu’il ne suivrait jamais ses propres conseils, sachant que ceux-ci ne valaient rien.
— Il vaudrait mieux pour lui qu’il soit là, dis-je amèrement. Quand je pense au culot de cet homme, qui conseille à tous ces gens de se suicider !
Et Mona, en effet, éclata de rire. Je ne l’avais jamais entendue rire. Son rire était étonnamment profond et à vif.
— Vous trouvez que c’est drôle ? fis-je.
Elle leva paresseusement les bras.
— C’est si simple. C’est tout. Ça résout tant de choses, pour tant de personnes, si simplement.
Et, riant toujours, elle continua à errer parmi les milliers de pétrifiés. À mi-chemin de la pente, elle s’arrêta, se tourna vers moi et me lança ces mots :
— Si c’était possible, souhaiteriez-vous que tous ces gens ressuscitent ? Répondez-moi vite.
Une demi-minute s’écoula.
— Vous ne répondez pas assez vite, dit-elle gaiement.
Et, avec un petit rire, elle effleura le sol de son index, se redressa, passa son doigt sur ses lèvres et mourut.
Ai-je pleuré ? C’est ce qu’on m’a dit. H. Lowe Crosby, sa Hazel et le petit Newton Hoenikker me trouvèrent sur la route, marchant comme un homme ivre. Ils étaient dans l’unique taxi de Bolivar, épargné par les tempêtes. Ils me dirent que je pleurais. Hazel pleurait aussi, de joie de me savoir vivant.
Ils m’attirèrent dans le taxi.
Hazel passa son bras autour de moi.
— Vous êtes avec votre maman maintenant. Ne pensez plus à rien.
Je laissai le vide se faire dans mon esprit. Je fermai les yeux. Et ce fut avec un soulagement profond et imbécile que je pris appui contre cette vieille dinde empâtée et moite.
Ils m’emmenèrent vers ce qu’il restait de la maison de Frank, en haut de la cataracte. Il n’en restait que la grotte sous la cataracte, qui était devenue une espèce d’igloo abrité derrière un dôme translucide et bleuâtre de glace-9.
Le ménage se composait de Frank, du petit Newt et des Crosby. Ils avaient survécu dans un donjon du palais, beaucoup moins profond et hospitalier que mon oubliette. Ils s’étaient mis en marche dès que les vents étaient tombés, tandis que Mona et moi étions restés sous terre trois jours de plus.
Il se trouva qu’ils découvrirent le taxi miraculeux qui les attendait sous la voûte du portail du palais. Ils trouvèrent un pot de peinture blanche, à l’aide de laquelle Frank peignit sur les portières avant des étoiles, et sur le toit du taxi les initiales d’un gogotruche : U. S. A.
— Et vous avez laissé la peinture sous la voûte, dis-je.
— Comment le savez-vous ? demanda Crosby.
— Quelqu’un d’autre est venu et a écrit un poème.
Je ne leur demandai pas tout de suite comment étaient morts Angela Hoenikker Conners et les Castle, car il m’aurait fallu parler de Mona. Je n’étais pas encore prêt à le faire.
Je répugnais d’autant à raconter la mort de Mona dans ce taxi que les Crosby, comme le petit Newt, me semblaient être d’une gaieté inconvenante.
Hazel me permit de deviner la raison de cette gaieté.
— Attendez de voir comment nous vivons. Nous avons des quantités de bonnes choses à manger. Quand nous voulons de l’eau, nous faisons un feu de camp pour fondre de la glace. Les Robinsons suisses, quoi !
Six mois singuliers s’ensuivirent – les six mois durant lesquels j’écrivis ce livre. Hazel avait trouvé le mot juste en baptisant notre petite société les Robinsons suisses : nous avions survécu à une tempête, nous étions complètement isolés, et la vie nous était certes devenue très facile. La situation n’était pas sans un certain charme à la Walt Disney.
Il est vrai qu’il n’y avait plus de plantes et d’animaux vivants. Mais la glace-9 conservait sous elle des cochons, des vaches, de petits daims et des rangées d’oiseaux et de baies jusqu’au moment où nous étions prêts à les dégeler pour les faire cuire. En outre, nous trouvions des tonnes de conserves en fouillant dans les ruines de Bolivar. Et il semblait bien que nous fussions les seuls survivants de San Lorenzo.
Pas plus que la nourriture, le vêtement et le logement ne posaient de problèmes, car le temps était uniformément sec, terne et chaud. Quant à notre santé, elle était monotonement bonne. Selon toute apparence, les microbes aussi étaient tous morts – ou assoupis.
Bref, nous nous adaptâmes si bien, avec une satisfaction si béate, que personne ne s’étonna ni ne protesta lorsque Hazel dit :
— Il y a au moins une bonne chose : nous n’avons pas de moustiques.
Assise sur un tabouret à trois pieds dans la clairière où s’était élevée la maison de Frank, elle cousait l’une à l’autre des bandes de tissu rouge, blanc et bleu. Tout comme Betsy Ross, elle fabriquait un drapeau américain. Personne n’eut le cœur de lui faire remarquer que le rouge était couleur pêche, le bleu presque vert, et que les cinquante étoiles qu’elle avait découpées étaient des étoiles de David à six branches, au lieu d’en avoir cinq comme les étoiles américaines.
Non loin de là, son mari, qui avait toujours été bon cuisinier, faisait mijoter un ragoût dans un chaudron posé sur un feu de bois. Il nous faisait à lui seul la cuisine ; il aimait cela.
— Ça a l’air appétissant et ça sent bon, lui dis-je.
— Ne tirez pas sur le cuisinier, fit-il en clignant de l’œil. Il fait ce qu’il peut.
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