Les gens ont l’air beaucoup plus gentils avec moi qu’avant. Sharon m’a dit bonjour et bienvenue au début du cours d’anglais après le déjeuner. Daniel a insisté pour voir comment j’allais après m’être réveillée et ne m’a pas reconduite avant le milieu de la matinée. Je suis toujours la même. Avec le froid ma jambe refait son truc de girouette rouillée, mais ça va tellement mieux qu’avant l’acupuncture que je m’en fiche presque.
Je n’ai pas pardonné à Sharon de m’avoir tourné le dos. Je serai aimable et polie, mais je ne vais pas renoncer à l’appeler Charogne comme tout le monde. Par contre Deirdre, qui s’est tenue à mon côté, a gagné ma loyauté éternelle et le mot « Meirdre » ne franchira jamais mes lèvres. Bizarrement, alors que je boite plus que jamais, tout le monde a maintenant l’air de m’appeler Coco. Peut-être ai-je acquis du respect à cause du séjour à l’hôpital. Mais personne n’est venu me plaindre, Dieu merci.
Ça m’a fait plaisir de revoir Miss Carroll. Elle ne vient pas me déranger quand je lis, ni quand j’écris, mais elle a toujours un mot gentil quand je passe devant son bureau. Je suis presque habituée à cette bibliothèque, tout ce bois, et les rayonnages de livres, mais en la voyant maintenant je suis encore frappée comme elle est agréable. J’aimerais avoir une pièce comme ça quand j’aurai ma propre maison, un jour, quand je serai adulte.
L’Île des Morts est très bizarre. J’aime l’idée des créateurs de mondes, et les dieux extraterrestres, les extraterrestres, et toute la machination. Je ne suis simplement pas convaincue par l’histoire elle-même.
Ce soir nous allons voir La Tempête au théâtre Clwyd, à Mold. Personne d’autre ne semble le moins du monde excité à cette perspective, alors je fais comme si je m’en fichais aussi. Deirdre dit qu’elle déteste Shakespeare. Elle a vu Le Conte d’hiver et Richard II – les deux pièces étaient au même programme – et elle les a haïes toutes les deux. Cela me donne à penser que la troupe doit être très mauvaise, car Richard II, au moins, doit être génial sur scène. « Asseyons-nous par terre et racontons les tristes histoires de la mort des rois. »
La mansuétude soudaine à mon égard a l’air de durer. Les autres filles pensaient-elles que je faisais semblant de boiter avant ? Ou s’est-il passé autre chose ? Je le prends d’un air désinvolte, comme si c’était normal, mais je reste froide avec elles, parce que si je concède quoi que ce soit, elles pourraient me le renvoyer à la figure.
Je relis Le Seigneur des Anneaux . J’en ai brusquement eu envie. Je le connais presque par cœur, mais je me plonge toujours dedans avec plaisir. Je ne connais pas d’autre livre qui fasse autant voyager. Quand je l’ai posé pour écrire ceci, je me sentais comme si j’attendais avec Pippin les échos de la pierre tombant dans le puits.
La principale erreur, dans la production de La Tempête par la Touring Shakespeare Company, c’est d’avoir confié le rôle de Prospero à une comédienne. Elle était très bonne, mais la pièce ne fonctionne tout simplement pas si c’est une mère. Tout repose sur l’opposition masculin/féminin : Prospero et Sycorax, Caliban et Ariel, Caliban et Miranda, Ferdinand et Miranda. Quoique cela fasse ainsi de Prospero et Antonio un « couple » homme/femme. En fait, je suppose que la raison pour laquelle ça ne fonctionnait pas tient à la relation entre Prospero et Miranda. Ça ne marche pas en tant que mère et fille, à mes yeux, du moins si on veut garder Prospero sympathique. En lisant la pièce, je l’avais vu comme un homme lointain, qui a la bonté de s’occuper d’un petit enfant, mais ça ne suffirait pas à une femme pour attirer la sympathie. Ce qui ne veut pas dire que je pense que les femmes devraient être cantonnées à l’éducation des enfants, mais il est intéressant de voir que l’attitude d’un homme considérée comme louable puisse passer pour de la négligence chez une femme.
Mais Prospero est effectivement négligent, de toute façon. Il doit avoir été le duc de Milan le plus désastreux du monde, et de tous les temps. Je peux bien sûr comprendre qu’on puisse passer tout son temps dans une bibliothèque à lire des livres au lieu de s’occuper de ses affaires. Mais rien ne prouve qu’il ne fera pas exactement la même chose quand il sera de retour. En fait, ce sera pire, parce qu’il voudra rattraper tout ce que ses auteurs favoris auront écrit pendant qu’il était coincé dans son île. Antonio est sans doute un bien meilleur duc. Bien sûr, c’est un salaud d’intrigant, mais il doit avoir gardé tout le monde heureux parce que c’était son intérêt. Les gens ont probablement été horrifiés de voir revenir Prospero, avec ou sans ses livres.
Je mettrai très peu de ces réflexions dans mon compte rendu officiel de la pièce. Mais ce que je n’y mettrai sûrement pas sera ce que j’ai pensé des fées, qui étaient super et étonnamment réalistes.
Ariel ne parlait pas, elle chantait toutes ses répliques. Elle portait une tenue blanche, peut-être un collant de danse, avec des voiles qui ondulaient tout autour d’elle à chacun de ses gestes. Elle avait le crâne également rasé, sous un voile. Quand on l’a libérée, à la fin, tous ses voiles sont tombés et on a vu son visage pour la première fois, et son expression était de façon très convaincante celle d’une fée. Je me demande si l’actrice en connaît. Chanter était une bonne manière de faire comprendre leur manière étrange de communiquer, bien vu Shakespeare, bien vu la Touring Shakespeare Company. Shakespeare doit avoir connu des fées, et sans doute très bien. Il a juste fait comme moi et a traduit leurs propos de manière vraisemblable.
Caliban, enfin, qu’est-ce que Caliban ? En lisant la pièce, j’ai pensé que c’était une fée, écailleuse, verruqueuse et étrange. Mais le voir m’a donné à réfléchir. Sa mère, Sycorax, était une sorcière. Nous ne connaissons pas son père. Nous ne voyons pas du tout Sycorax. Prospero est-il son père ? Est-il le demi-frère de Miranda ? Ou bien était-il là quand ils sont arrivés, comme il le dit, pour souhaiter la bienvenue et devenir un esclave ? Il veut violer Miranda (« sans cela j’aurais peuplé cette île de Calibans »), mais ça ne fait pas nécessairement de lui un humain, pas plus que de sa mère. Il pourrait être humain, ou semi-humain, on peut le bousculer et le frapper comme les fées ne peuvent l’être. Il y a eu beaucoup de coups et d’humiliations hier soir. Ce que j’ai compris au sujet de ce Caliban, du Caliban de Peter Lewis (j’ai le programme), c’est qu’il est entre deux mondes. Il ne sait pas auquel il appartient.
Shakespeare doit avoir connu des fées. Je sais que je l’ai dit de Tolkien, en fait je pense toujours que Tolkien en a connu. Je crois que c’est le cas de tas de gens.
Ce que j’aime chez Shakespeare, c’est la langue. Au retour, dans le car, j’en étais ivre et j’ai dû demander à Deirdre de répéter tout ce qu’elle disait parce que je ne le saisissais pas la première fois. Je ne sais pas ce qu’elle a pensé. Nous avons eu une conversation sur ce que serait la vie de Miranda une fois mariée avec Ferdinand, comment elle se débrouillerait en Italie après son île. Cela lui apparaîtrait-il encore comme un « nouveau monde remarquable » ? Deirdre pensait que oui, tant qu’elle serait amoureuse. Mais pouvez-vous vous imaginer être confronté à tout un monde quand vous n’avez connu que trois personnes, dont deux pas tout à fait humaines et la troisième le lointain Prospero ? Imaginez vous en sortir avec la mode, les serviteurs et les courtisans ! Deirdre pensait que Prospero avait été très cruel de ne rien lui apprendre. Mais peut-être que lui apprendre la magie aurait été encore plus cruel.
Читать дальше