J’espérais que ce serait Sam, mais je devinais que c’étaient ses sœurs. J’ai été étonnée de n’en voir qu’une. « Bonjour, tante Anthea », ai-je dit, ce qui l’a fait sursauter. C’était juste une supposition, mais une supposition fondée sur l’expérience. D’habitude, s’il n’y en a qu’une, c’est Anthea, qui est la plus âgée.
« Je n’ai simplement pas pu résister au plaisir de venir voir notre vieille école, a-t-elle répondu.
— Je suis surprise que les autres l’aient pu, ai-je dit, aussi Gentille Nièce que possible.
— Il n’y aurait pas eu la place dans la voiture, ma chérie. »
En fait, la voiture de Daniel, comme toutes les voitures du monde sauf la petite Fiat 500 orange de tante Teg, a quatre places. Et même dans la voiture de tante Teg, que nous appelions Gamboge Gussie la Galopante – Gussie parce que son numéro d’immatriculation commence par GCY –, on peut tenir à quatre, on est juste un peu serré, surtout si l’un des passagers est grand. C’est donc à ce moment que j’ai compris qu’ils avaient l’intention de me ramener avec eux.
« En convalescence », a précisé Daniel.
Il aurait été plus utile, me semblait-il, que Daniel vienne un jour de semaine pour parler au Dr Abdul, mais apparemment il l’avait eu au téléphone – je me demande qui avait pris l’initiative de cet appel. En tout cas, l’école avait l’air de penser qu’il me faudrait un moment avant de revenir en classe et qu’il valait mieux me soigner à la maison. Eh bien, c’est peut-être le cas, pour les gens qui ont une maison. J’ai essayé tous les arguments auxquels j’ai pu penser pour rester à l’école, y compris quelques-uns carrément Gentille Nièce, comme ne pas vouloir manquer le match de hockey contre Sainte-Felicity, mais aucun n’a fait d’effet.
On m’a aidée à aller jusqu’à la voiture. Cette sorte d’aide est en fait une gêne. Quand quelqu’un marche avec une canne, celle-ci et son bras tiennent lieu de jambe. Attraper, soulever ou faire quoi que ce soit sans être sollicité à cette canne ou à ce bras revient un peu à attraper la jambe d’une personne normale pendant qu’elle marche. Je voudrais que plus de gens comprennent ça. Plusieurs filles m’ont vue partir, et bien sûr l’infirmière est au courant, je compte donc que quelqu’un le dira à Miss Carroll et qu’elle pensera à prévenir Greg qui le dira aux autres. Je dis « les autres », et je pense à Janine et à tout le monde y compris Wim. Mais je dois avouer que je veux surtout dire Wim. Je crois que je craque un peu pour lui. Et j’ai bêtement laissé à l’école ses romans de Zelazny, que je me réservais pour plus tard, je ne pourrai donc même pas les lire.
Il y a un genre de tempête et on dirait qu’elle pourrait mettre en pièces le Vieux Manoir. Elle frappe aux fenêtres, se glisse par les fissures et siffle dans les cheminées. Allongée ici, je peux sentir toute la maison chanter avec elle comme si c’était un grand voilier.
J’ai tout plein de livres et Daniel vient de temps en temps demander si j’en veux d’autres. J’ai des oreillers et je ne suis pas attachée à un instrument de torture. Je peux clopiner jusqu’aux toilettes. J’ai une carafe d’eau, une vraie carafe avec un vrai bouchon en cristal. On m’apporte mes repas, qui ne sont pas plus mauvais qu’à l’école. (S’il y a de la magie dans la nourriture, c’est la magie du Vieux Manoir qui continue comme toujours sans aucun changement, c’est tout ce que je peux sentir.) J’ai une radio sur laquelle j’écoute les nouvelles, les Archers, les conseils de jardinage et, à ma surprise et pour ma plus grande joie, Le Guide du routard galactique ! Ce feuilleton radiophonique est génial. Je suppose que je pourrais dérégler le poste de Radio 4, que Grampar appelle toujours le « Home Service », pour le régler sur Radio 1, que l’on appelle le « Light Programme ». Le seul avantage serait de contrarier les tantes, parce que Radio 4 pourrait avoir d’autres merveilles cachées, comme le Routard galactique, alors que Radio 1 ne passe que de la musique légère. La plupart du temps, je ne fais que lire, de toute façon.
Combien de temps vais-je être coincée ici ?
Je suis allée au rez-de-chaussée en clopinant pour le souper, comme elles appellent le dîner quand il est servi sans cérémonie. C’était du gratin de macaronis, trop cuits, à la limite de l’immangeable. Elles mangeaient toutes, assises en faisant des remarques ineptes, hochant la tête et souriant. J’ai joué la Gentille Nièce. En fait, je mourais d’envie de parler à Daniel de la possibilité d’aller à Glasgow pour Pâques, mais je voulais le faire quand il n’y aurait pas de risque qu’elles entendent.
Après, j’ai demandé si je pouvais téléphoner à tante Teg. Elles ne pouvaient pas vraiment refuser devant Daniel, alors je l’ai appelée. Elle a été horrifiée d’apprendre que j’avais été hospitalisée et qu’elle n’en avait rien su, et elle n’a pas voulu croire que ça avait aggravé les choses. Elle essaie toujours d’être optimiste et de voir le bon côté des choses, ce qui est très bien parfois, et je voudrais bien me réjouir avec elle, mais ce n’est pas très utile en ce moment. Elle a dit qu’elle expliquerait à Grampar pourquoi je n’avais pas donné de nouvelles et qu’elle lui dirait que je l’embrassais. J’espère que ça ne l’inquiétera pas mais non, elle lui dira probablement que je vais mieux et que je pourrais bientôt de nouveau courir. Je voudrais que ce soit vrai. Même quand ma jambe ne me fait pas activement souffrir, il y a maintenant une espèce de douleur permanente. Je suis sûre qu’elle va plus mal.
Le téléphone est dans le couloir, sur une sorte de table solidaire d’une banquette capitonnée. Je me suis assise sur celle-ci pour téléphoner à tante Teg. Après avoir raccroché le téléphone, je me suis demandé qui je pouvais appeler d’autre tant que j’y étais et qu’il n’y avait personne pour m’écouter. L’ennui, c’est que je ne connais aucun numéro. Inutile d’appeler Greg à la bibliothèque un dimanche soir, en tout cas. Et je ne connais le numéro de personne, pas même celui de Janine. Il y avait un carnet à côté du téléphone, pas un gros livre du genre Pages Jaunes, un répertoire maison, avec les numéros de gens notés à la main. Je l’ai feuilleté sans voir personne de connaissance, jusqu’à ce que j’arrive à M et, là, il y avait Sam, son adresse et aussi son numéro de téléphone.
Sa logeuse a tout de suite répondu et elle se souvenait de moi. « La petite petite-fille », a-t-elle dit. Je ne suis pas petite et ça faisait bizarre de penser que Sam était mon grand-père. J’ai déjà Grampar, la place n’est pas libre. Mais j’aime bien Sam.
Au bout d’un moment il est venu au téléphone. « Morwenna ? a-t-il dit. Tu as des problèmes ?
— Pas exactement des problèmes, simplement je suis au Vieux Manoir pour ma convalescence et j’ai pensé à vous et j’ai eu envie de vous parler.
— En convalescence de quoi ? » a-t-il demandé, alors je lui ai tout raconté et lui ai dit que je pensais que ça avait aggravé mon état. « Peut-être, peut-être, a-t-il dit. Mais parfois guérir fait mal, tu y as pensé ?
— Ils n’ont rien voulu me dire. Le Dr Abdul voulait parler à Daniel et n’a rien voulu me dire. Je pourrais être mourante, il ne me dirait rien.
— Daniel te le dirait, je pense », a dit Sam, mais il ne semblait pas sûr.
« Si elles le laissent faire », ai-je dit.
Sam est resté un moment silencieux. « Je pourrai peut-être venir te voir. J’ai une idée. Passe-moi Daniel. »
J’ai dû alors appeler Daniel et lui expliquer ; il m’a envoyée au lit et a parlé un moment avec Sam. Puis il est monté me voir et a dit que Sam viendrait le lendemain par le train et qu’il irait le chercher à Shrewsbury.
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