— Et qu’est-ce que tu feras, demanda Eli, quand tu seras dans le monastère et que les Gardiens nous offriront de subir l’Épreuve ? Seras-tu aussi sceptique ? Ton habitude de ne croire à rien t’empêchera-t-elle de te laisser faire ?
— J’aviserai, répondit lentement Timothy, quand je disposerai d’un peu plus d’éléments pour me faire une idée. — Soudain, il se tourna vers Oliver : — On ne t’entend pas beaucoup, toi.
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? rétorqua Oliver. Son grand corps mince était allongé devant le poste de télévision. Chacun de ses muscles saillait sous sa peau : un manuel d’anatomie humaine ambulant. Son imposant appareil rose qui pendait au milieu d’une forêt dorée m’inspirait des pensées impies. Rétro me, Satanas. Tel est le chemin de Gomorrhe, sinon celui de Sodome.
— Tu n’as rien à déclarer pour contribuer à cette discussion ?
— Je n’ai pas vraiment suivi.
— Nous parlions de cette expédition. Le Livre des Crânes et le degré de créance que nous lui accordons, dit Timothy.
— Je vois.
— Aurais-tu la bonté de nous faire ta profession de foi, docteur Marshall ?
Oliver semblait être à mi-chemin d’un voyage intergalactique. Il déclara :
— J’accorde le bénéfice du doute à Eli.
— Tu crois aux Crânes, alors ? demanda Timothy.
— J’y crois.
— Même si nous savons que tout est absurde ?
— C’était aussi la position de Tertullien, intervint Eli. Credo quia absurdum est. Je crois parce que c’est absurde. Le contexte était différent, bien sûr, mais la psychologie est la même.
— Oui, c’est exactement ma position aussi ! m’écriai-je. Je crois parce que c’est absurde. Ce bon vieux Tertullien. Il a exprimé exactement ce que je ressens.
— Pas moi, dit Oliver.
— Pas toi ? s’étonna Eli.
— Non. Je crois bien que ce soit absurde.
— Pourquoi ? demanda Eli.
— Pourquoi, Oliver ? demandai-je à mon tour un long moment plus tard. Tu sais que c’est absurde, et pourtant tu y crois. Pour quelle raison ?
— Parce que je ne peux pas faire autrement, dit-il. Parce que c’est mon seul espoir.
Il me regarda droit dans les yeux. Il avait une expression particulièrement dévastée, comme s’il avait regardé la mort de près et en était sorti vivant quand même, mais avec chacune de ses options anéantie, chacune de ses possibilités flétrie. Il avait entendu les fifres et les tambours du défilé mortel au bout de l’univers. Son regard de glace me pétrifiait. Ses mots rauques me transperçaient. Je crois, avait-il dit, bien que ce soit absurde. Parce que je ne peux pas faire autrement. Parce que c’est mon seul espoir. Un communiqué d’une autre planète. Je sentais la présence glacée de la mort, là parmi nous dans cette chambre, effleurant silencieusement notre chair rose de petits garçons.
Nous sommes une drôle d’équipe, tous les quatre. Comment avons-nous fait pour faire bande ensemble ? Quel enchevêtrement de lignes de vie nous a tous fait échouer dans le même dortoir ?
Au début, il y avait juste Oliver et moi, deux nouveaux affectés par ordinateur dans une chambre à deux lits dominant la cour de l’université. Je sortais à peine d’Andover, et j’étais tout plein de ma propre importance. Je ne veux pas dire que j’étais impressionné par l’argent familial. J’avais toujours considéré cela comme acquis. Tous les gens que je fréquentais étaient riches, aussi je ne pouvais pas avoir la notion exacte de notre richesse. De toute façon, je n’avais rien fait pour gagner cet argent (ni mon père, ni le père de mon père, ni le père du père de mon père, et cætera et cætera), aussi pourquoi me gonfler ? Mais ce qui me tournait la tête, c’était le sens des ancêtres, le fait de savoir que j’avais en moi le sang de héros de la Guerre d’Indépendance, de sénateurs, de membres du Congrès, de diplomates et de grands financiers du XIX esiècle. J’étais un résumé d’histoire ambulant. Et je me réjouissais d’être grand, fort et en bonne santé — un esprit sain dans un corps sain : gâté par la nature. De l’autre côté du campus était un monde plein de Noirs et de Juifs, de névrosés, d’homosexuels et autres inadaptés, mais moi j’avais aligné trois cerises sur la grande machine à sous de la vie, et j’étais fier de ma chance. J’avais aussi cent dollars d’argent de poche par semaine, ce qui était bien pratique, et je ne sais pas si je me rendais bien compte que la plupart des autres garçons de dix-huit ans devaient se contenter de beaucoup moins. Puis il y a eu Oliver. Je me disais que l’ordinateur avait eu la main heureuse, car j’aurais pu tomber sur quelqu’un de difforme, quelqu’un de bizarre, quelqu’un à l’âme mesquine et envieuse, alors qu’Oliver semblait parfaitement normal. Le bon paysan gorgé de céréales des solitudes du Kansas. Il avait la même taille que moi — un ou deux centimètres de plus, en fait — et c’était bath : je me sens mal à l’aise avec les types petits. Oliver avait un abord peu compliqué. N’importe quoi ou presque le faisait sourire. Le type facile à vivre. Ses parents étaient morts. Il avait une bourse à 100 pour 100. Je réalisai tout de suite qu’il n’avait pas d’argent, et j’eus peur au début que cela ne soit une source de ressentiment entre nous. Mais non, il prenait ça très froidement. Le fric ne semblait pas l’intéresser particulièrement du moment qu’il en avait assez pour s’acheter de quoi manger et de quoi s’habiller. Et puis, il avait un petit héritage, provenant de la vente de la ferme paternelle. Il était amusé, et non pas offensé, par l’impressionnant rouleau de banknotes que j’avais toujours sur moi. Il m’annonça le premier jour qu’il avait l’intention de s’inscrire dans l’équipe de basket, et j’en conclus qu’il avait une bourse de sports, mais je me trompais : il aimait le basket, il s’en occupait sérieusement, mais il était là pour apprendre. C’était là la vraie différence entre nous, pas le Kansas, ni l’argent, mais ce désir d’arriver quelque part.
Je fréquentais l’université parce que tous les hommes de ma famille le faisaient avant d’entrer dans l’âge adulte. Oliver était là pour se transformer en une féroce machine intellectuelle. Il avait — et il a toujours — une force intérieure incroyable, extraordinaire, écrasante. Parfois, pendant les premières semaines, il m’arrivait de le surprendre sans masque. Le sourire béat du garçon de ferme radieux disparaissait et son visage devenait rigide, ses maxillaires étaient crispés, ses yeux lançaient un éclat froid. Une telle intensité pouvait être effrayante. Il fallait qu’il soit parfait en tout. Il avait A presque partout, sa moyenne était proche du maximum absolu. Il avait réussi à se qualifier pour l’équipe de basket et pulvérisa les records de score personnel au match d’ouverture. Il veillait la moitié de la nuit pour étudier, il ne dormait presque pas. Pourtant, il s’arrangeait pour être humain quand même. Il buvait beaucoup de bière, il baisait avec un grand nombre de filles (nous avions l’habitude d’échanger) et il jouait honorablement de la guitare. Le seul cas où il laissait entrevoir le second Oliver, l’Oliver inhumain, c’était sur la question des drogues. Quinze jours après mon arrivée au campus, j’avais réussi à me procurer une petite provision de hasch extra du Maroc, et il avait absolument refusé d’y toucher. Il avait passé, disait-il, dix-sept ans et demi de sa vie à se calibrer correctement l’esprit, et il ne voulait pas tout gâcher maintenant. Je ne l’ai pas vu non plus fumer un seul clope de marihuana depuis quatre ans que je le connais. Il veut bien nous regarder fumer, mais ce n’est pas pour lui.
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