— En as-tu donc un besoin si terrible ? marmonna Cort, comme dans le sommeil. Aussi pressant ? Si fait, je le crains. Un besoin aussi impérieux aurait dû t’assommer. Et pourtant tu as gagné.
— La clef.
— Le faucon, c’était un fin stratagème. Une arme de choix. Combien de temps as-tu mis à entraîner ce salopard ?
— Je n’ai jamais entraîné David. J’en ai fait mon ami. La clef.
— Sous ma ceinture, pistolero.
L’œil se referma.
Le Pistolero fouilla sous la ceinture de Cort, sentant la forte pression du ventre, les muscles énormes à présent relâchés et au repos. La clef était accrochée à un anneau de laiton. Il l’empoigna et la serra fort, refrénant une folle envie de la lancer vers le ciel en signe de victoire.
Alors qu’il se relevait et se tournait enfin vers les autres, la main de Cort chercha son pied à tâtons. L’espace d’une seconde, le Pistolero craignit un dernier assaut et se raidit, mais Cort se contenta de lever l’œil vers lui et de tendre un doigt couvert d’escarres.
— Je vais dormir, à présent, murmura-t-il calmement. Je vais prendre le chemin. Peut-être irai-je même jusqu’à la clairière, tout au bout, je ne sais pas. Je ne t’enseignerai plus, pistolero. Tu m’as surpassé, et deux années plus tôt que ton propre père, qui était lui-même le plus jeune. Mais laisse-moi te conseiller.
— Quoi ?
Dans sa voix, l’impatience.
— Efface immédiatement ce regard de ton visage, l’asticot.
À sa grande surprise, Roland obéit (bien que, tapi derrière son propre visage comme chacun de nous, il n’en sût rien).
Cort approuva d’un signe de tête, et murmura un mot, un seul.
— Attends.
— Quoi ?
L’effort qu’il en coûtait à cet homme de parler donnait à ses paroles un poids particulier.
— Laisse la rumeur et la légende te précéder. Voici ceux qui les colporteront toutes deux.
Ses yeux papillotèrent au-dessus de l’épaule du Pistolero.
— Des idiots, peut-être. Attends que pousse la barbe de ton ombre. Laisse-la s’étoffer.
Un sourire grotesque se peignit sur son visage.
— Avec le temps, les mots peuvent enchanter un enchanteur même. Comprends-tu le sens de mes paroles, pistolero ?
— Oui. Je le crois.
— Accepteras-tu mon dernier conseil en tant que professeur ?
Le Pistolero bascula en arrière sur ses talons, s’accroupissant en une posture de réflexion qui augurait des poses que prendrait l’homme qu’il allait devenir. Il leva les yeux vers le ciel. L’ombre gagnait, prenant des teintes pourpres. La chaleur du jour déclinait et à l’ouest, des têtes de cumulo-nimbus annonçaient de la pluie. À plusieurs lieues de là, des lames de foudre tailladaient le flanc placide des collines. Au-delà, les montagnes. Au-delà, les fontaines jaillissantes du sang et de la déraison. Il était fatigué, fatigué dans ses os et plus encore.
Il baissa les yeux vers Cort.
— Ce soir je mettrai mon faucon en terre, maître. Puis je descendrai dans les bordels de la basse ville, pour informer celles qui s’enquerront de vous. Peut-être en réconforterai-je une ou deux, en passant.
Les lèvres de Cort s’entrouvrirent en un sourire douloureux, puis il s’endormit.
Le Pistolero se releva et se tourna vers les autres.
— Confectionnez une civière et portez-le jusque chez lui. Puis faites venir une infirmière. Non, deux infirmières. D’accord ?
Ils le fixaient toujours, pris dans un instant suspendu qu’aucun d’eux n’osait rompre immédiatement. Ils cherchaient toujours la couronne de feu, ou la métamorphose magique.
— Deux infirmières, répéta le Pistolero, puis il sourit.
Ils lui rendirent son sourire. Un sourire nerveux.
— Espèce de sale meneur de chevaux, se mit soudain à hurler Cuthbert, souriant jusqu’aux oreilles. Tu ne nous as même pas laissé assez de viande sur l’os !
— Le monde ne va pas changer demain, dit le Pistolero, citant ce vieil adage le sourire aux lèvres. Alain, mou du cul ! Bouge ta graisse.
Alain entreprit de faire la civière ; Thomas et Jamie prirent ensemble la direction du hall principal et de l’infirmerie.
Le Pistolero et Cuthbert se regardèrent. Ils avaient toujours été les plus proches — du moins aussi proches que le permettaient les nuances de leurs caractères respectifs. Il y avait dans les yeux de Bert une lueur ouverte et spéculative, et le Pistolero ne maîtrisa qu’à grand-peine le besoin de lui dire de ne pas passer l’épreuve avant un an ou même dix-huit mois, de crainte de devoir partir à l’ouest. Mais ils avaient traversé une grande aventure ensemble, et le Pistolero ne voulait risquer de dire une telle chose avec ce qui passerait pour de l’arrogance. Voilà que je commence à comploter, se dit-il, avec une pointe de consternation. Puis il songea à Marten, à sa mère, et il lança à son ami un sourire trompeur.
Mon destin est d’être le premier, pensa-t-il, en prenant pleinement conscience pour la première fois. Je suis le premier.
— Allons-y, dit-il.
— Avec plaisir, pistolero.
Ils sortirent par l’issue est du couloir bordé de haies. Thomas et Jamie revenaient déjà avec les infirmières. On aurait dit des fantômes, dans leurs robes d’été blanches et vaporeuses, avec la croix rouge sur la poitrine.
— Veux-tu que je t’aide, pour le faucon ? demanda Cuthbert.
— Oui, répondit le Pistolero. Ce serait adorable, Bert.
Et plus tard, lorsque l’obscurité fut venue, et avec elle les orages effrénés, tandis que d’énormes caissons fantomatiques traversaient le ciel en roulant et que les éclairs nettoyaient les ruelles malfamées de la basse ville dans un grand incendie bleu, tandis que les chevaux à l’attache attendaient la tête baissée et la queue pendante, le Pistolero prit une femme et coucha avec elle.
Ce fut bref et bon. Quand ce fut terminé, et qu’ils restèrent étendus côte à côte sans parler, il se mit à grêler par rafales féroces et bruyantes. En bas, au loin, on jouait « Hey Jude » façon ragtime. L’esprit du Pistolero, pensif, se tourna vers l’intérieur de lui-même. Et ce fut dans ce silence éclaboussé de grêle, juste avant que le sommeil ne s’empare de lui, qu’il pensa pour la première fois qu’il était peut-être aussi le dernier.
Le Pistolero ne raconta pas tout cela au garçon, mais peut-être laissa-t-il filtrer l’essentiel. Il avait déjà remarqué à quel point ce garçon était perceptif, pas si différent d’Alain, qui avait une force faite d’empathie et de télépathie mêlées, et qu’on appelait le don de shining.
— Tu dors ? demanda le Pistolero.
— Non.
— Tu as compris ce que je t’ai raconté ?
— Compris ? répéta le garçon avec un dédain surprenant. Compris ? Vous voulez rire ?
— Non.
Mais le Pistolero se sentait sur la défensive. Jamais auparavant il n’avait fait le récit de son rite de passage, car il se sentait pris dans une certaine ambivalence, à ce sujet. Bien sûr, le faucon avait fait une arme parfaitement acceptable, pourtant il avait fallu un tour, aussi. Et une trahison. La première d’une longue liste. Et dis-moi… suis-je vraiment sur le point de jeter ce garçon en pâture à l’homme en noir ?
— J’ai compris, ça c’est sûr, fit le garçon. C’était un jeu, n’est-ce pas ? Est-ce qu’une fois adultes, les hommes doivent toujours jouer ? Est-ce que tout doit leur servir de prétexte pour un autre genre de jeu ? Est-ce qu’il existe des hommes qui deviennent vraiment adultes, ou bien est-ce qu’ils se contentent de devenir majeurs ?
— Tu ne sais pas tout, répliqua le Pistolero, tentant de réprimer une colère sourde. Tu n’es qu’un garçon.
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