VOIE 10 VERS LA SURFACE ET VERS L’OUEST
À l’intérieur, la lumière était plus vive. Les rails se croisaient et se mêlaient dans une série d’aiguillages. Çà et là des feux de signalisation tricolores fonctionnaient encore, alternant inlassablement le rouge, le vert et l’orange.
Ils roulèrent entre les quais de pierre noircis par le passage de milliers de véhicules, puis ils se retrouvèrent dans une sorte de terminal central. Le Pistolero laissa la draisine s’arrêter doucement, et ils balayèrent les environs du regard.
— On dirait le métro, dit le garçon.
— Le métro ?
— Peu importe. Vous ne sauriez pas de quoi je parle. Moi-même je ne sais pas de quoi je parle, ou plutôt je ne sais plus.
Le garçon sauta sur le ciment craquelé. Ils inspectèrent les échoppes désertées et silencieuses où autrefois on vendait ou échangeait des journaux et des livres. Un chausseur. Un armurier (le Pistolero, rendu soudain fébrile par l’excitation, aperçut des revolvers et des carabines ; après un examen plus minutieux, il constata que les barillets avaient été obstrués au plomb. Il prit toutefois un arc, qu’il s’accrocha en travers du dos, ainsi qu’un carquois de flèches mal lestées et quasiment inutilisables). Un magasin de vêtements pour femmes. Quelque part, un convertisseur brassait l’air indéfiniment, depuis des millénaires — mais peut-être plus pour très longtemps. À un moment précis de son cycle, il émettait un grincement, qui rappelait que le mouvement perpétuel, même sous des conditions de contrôle strict, n’était encore qu’une illusion. L’air avait un arrière-goût mécanisé. Les chaussures du garçon et les bottes du Pistolero produisaient un écho plat.
Le garçon se mit à crier :
— Hé ! Hé…
Le Pistolero se retourna et alla vers lui. Le garçon se tenait, cloué sur place, près du stand de livres. À l’intérieur, affalée dans le coin, se trouvait une momie. Elle portait un uniforme bleu à galons dorés — un uniforme de cheminot, à première vue. Sur les genoux de la chose morte était plié un vieux journal dans un état de conservation parfait, qui tomba en poussière dès que le Pistolero posa le doigt dessus. Le visage de la momie rappelait une vieille pomme ratatinée. Avec précaution, le Pistolero toucha la joue. Une petite bouffée de poussière s’éleva. Quand elle se dissipa, ils purent voir à travers la chair, à l’intérieur de la bouche de la momie. Une dent en or étincelait au fond.
— Du gaz, murmura le Pistolero. Les Anciens avaient conçu un gaz qui aurait pu faire ça. En tout cas, c’est ce que Vannay nous avait raconté.
— Celui qui enseignait tout par les livres.
— Oui. Lui-même.
— Je parie que ces Anciens s’en sont servi pour faire la guerre, dit le garçon d’un air sombre. Qu’ils ont tué d’autres Anciens, avec ça.
— Je suis sûr que tu as raison.
Il devait y avoir une douzaine d’autres momies. À part deux ou trois, toutes portaient l’uniforme bleu et or. Le Pistolero en déduisit que le gaz avait été diffusé quand les lieux étaient vides, en dehors des heures de grosse circulation. Peut-être que, très longtemps auparavant, cette gare avait été un objectif militaire pour une armée et une cause disparues de longue date.
Cette réflexion le déprima.
— On ferait mieux d’avancer, dit-il en se dirigeant vers la voie 10 et la draisine.
Mais le garçon ne bougea pas, faisant de la résistance.
— J’y vais pas.
Surpris, le Pistolero se retourna.
Le visage du garçon se tordait en tremblant.
— Vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez tant que je serai vivant. Alors je vais tenter ma chance tout seul.
Le Pistolero acquiesça d’un air vague, se haïssant pour ce qu’il était sur le point de faire.
— OK, Jake, dit-il doucement. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.
Il se retourna, marcha droit sur les pontons de pierre et sauta souplement sur la plate-forme de la draisine.
— Vous avez conclu un pacte avec quelqu’un ! lui cria le garçon. Je le sais !
Sans répondre, le Pistolero posa l’arc contre le manche en T, hors d’atteinte.
Le garçon serrait les poings, l’angoisse lui tordait atrocement les traits.
Vois avec quelle facilité tu leurres ce jeune garçon, se dit le Pistolero à lui-même. Encore et toujours, sa merveilleuse intuition — son shining — l’a conduit jusqu’ici, et comme toujours tu lui fais, passer l’obstacle. Et comment cela pourrait-il poser la moindre difficulté — après tout, il n’a pas d’autre ami que toi.
Une pensée soudaine et fulgurante lui vint (presque une vision), l’idée que tout ce qu’il avait à faire, c’était tout arrêter, faire demi-tour, prendre le garçon avec lui et en faire le centre d’une force nouvelle. La Tour ne devait pas nécessairement se gagner de cette manière humiliante et dégradante, si ? Il n’avait qu’à reprendre sa quête quand le garçon aurait pris de l’âge, quand à eux deux ils seraient capables de balayer l’homme en noir de leur route comme un vulgaire jouet en plastique qu’on remonte.
Ben voyons, se dit-il avec cynisme. Ben voyons.
Il sut avec une froideur soudaine que faire machine arrière signifierait la mort pour eux deux — la mort ou pire : finir ensevelis, avec les Lents Mutants aux trousses. Toutes les facultés qui se dégradent. Avec, peut-être, les armes de son père qui leur survivraient longtemps à tous deux, conservées dans leur splendeur de la pourriture comme des totems pas si différents de la vieille pompe à essence oubliée.
Allez, un peu de cran, s’exhorta-t-il avec hypocrisie.
Il tendit la main vers la poignée et se mit à pomper. La draisine s’éloigna doucement du ponton de pierre.
— Attendez ! se mit à hurler le garçon.
Et il se mit à courir en diagonale, en direction du point où la draisine émergerait, aux limites de l’obscurité environnante. Le Pistolero eut l’impulsion d’accélérer, de laisser le garçon seul, avec au moins une incertitude.
Au lieu de quoi il l’attrapa au vol. Sous la fine chemise, tandis que Jake s’accrochait à lui, le cœur papillonnait et battait à tout rompre.
La fin était à présent toute proche.
Le bruit de la rivière était devenu très puissant, remplissant de son tonnerre jusqu’à leurs rêves. Le Pistolero, plus par caprice qu’autre chose, laissa le garçon manœuvrer la draisine pendant qu’il tirait une partie de ses mauvaises flèches, qui traînaient derrière elles de fins rubans de fil blanc, dans l’obscurité.
L’arc était très mauvais lui aussi, dans un état de conservation à peine croyable, mais il se bandait et visait horriblement et le Pistolero savait que rien ne pourrait améliorer ça. Même en le recordant, il ne pourrait rien pour le bois fatigué. Les flèches ne portaient pas loin dans le noir, mais la dernière qu’il tira revint humide et glissante. Le Pistolero se contenta de hausser les épaules lorsque le garçon lui demanda à quelle distance ils se trouvaient de l’eau, mais il se dit intérieurement que la flèche n’avait pas pu aller au-delà de cent mètres — et encore, dans le meilleur des cas.
Et la rivière, qui tonnait de plus en plus fort, de plus en plus près.
Pendant la troisième période de veille après qu’ils eurent quitté la gare, une lueur spectrale se mit de nouveau à rayonner. Ils avaient pénétré dans un long tunnel creusé dans une étrange roche phosphorescente et les murs humides scintillaient et étincelaient de milliers d’étoiles miniatures. Le garçon les appelait des faux cils. Ils voyaient les choses comme dans une sorte d’irréalité bizarre, comme dans une maison hantée.
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