David est mon arme, maître.
Cort avait-il compris ? Et, si tel était le cas, avait-il compris pleinement ? Si oui, tout était vraisemblablement perdu. Il avait tout misé sur l’effet de surprise — et sur ce qu’il restait de tripes à ce faucon. Resterait-il posé, stupide et impassible, sur le bras de Roland, pendant que ce dernier se ferait décerveler à coups de gourdin ? Ou bien s’échapperait-il dans le ciel vaste et brûlant ?
Alors qu’ils se rapprochaient l’un de l’autre, chacun d’un côté de la ligne comme l’exigeait la circonstance, le garçon desserra le capuchon du faucon de ses doigts inertes. Il tomba sur l’herbe verte, et Cort s’immobilisa. Roland vit les yeux du vieux guerrier se poser sur l’oiseau et s’arrondir de surprise, tandis que la prise de conscience montait doucement en lui. Maintenant il comprenait.
— Oh, espèce de petit crétin, grogna presque Cort, et Roland se sentit soudain furieux qu’on s’adressât ainsi à lui.
— Attaque ! cria-t-il en levant le bras.
Et David s’envola comme une balle brune et silencieuse, ses ailes courtes pompant l’air une fois, deux fois, trois fois, avant de piquer droit sur le visage de Cort, les serres en avant, plongeant le bec. Des gouttes rouges jaillirent dans l’air bouillant.
— Hai ! Roland ! hurla Cuthbert, fou de joie. Le premier sang versé ! Le premier sang pour ma poitrine !
Il se frappa le torse assez fort pour y imprimer un bleu qui mettrait plus d’une semaine à disparaître.
Cort vacilla en arrière, perdant l’équilibre. Le bâton de bois de fer s’éleva, battant vainement l’air autour de la tête de Cort. Le faucon n’était qu’une liasse de plumes ondulante et floue.
Pendant ce temps, le garçon s’avança comme une flèche, la main tendue à angle droit, le coude verrouillé. C’était sa chance, très probablement la seule qui se présenterait à lui.
Pourtant, le maître faillit encore être trop rapide pour lui. L’oiseau avait neutralisé quatre-vingt-dix pour cent de son champ visuel, pourtant Cort brandit de nouveau le bâton, bout plat en avant, et fit de sang-froid la seule chose qui à ce stade pouvait encore faire basculer l’issue du combat : gonflant les biceps, il se frappa le visage sans pitié, trois fois.
David tomba, brisé. Une aile continua de battre frénétiquement le sol. Les yeux froids de prédateur fixaient avec rage le visage sanglant et dégoulinant du professeur. Le mauvais œil de Cort saillait aveuglément de son orbite.
Le garçon envoya à Cort un coup de pied dans la tempe, le secouant fermement. C’aurait pu marquer la fin du combat, mais ce ne fut pas le cas. L’espace d’un instant, le visage de Cort devint mou ; puis il se jeta en avant, attrapant le garçon par le pied.
Le garçon fit un bond en arrière et trébucha. Il s’étala de tout son long. Il entendit, au loin, les cris de désarroi de Jamie.
Cort s’apprêtait à lui tomber dessus pour en finir. Roland avait perdu l’avantage, et ils le savaient tous les deux. Ils se regardèrent un moment, le maître debout au-dessus de l’élève, des gouttes de sang dégoulinant de la partie gauche de son visage, son mauvais œil presque fermé, ne laissant plus voir qu’une fine fente blanche. Pas de bordels pour Cort, ce soir.
Quelque chose déchira la main de Roland. C’était David, déchiquetant désespérément tout ce qu’il pouvait attraper. Il avait les deux ailes brisées. Qu’il fût toujours en vie était incroyable.
Le garçon l’empoigna comme une pierre, insoucieux des entailles, du bec qui plongeait dans la chair de ses poignets pour en arracher des rubans. Au moment où Cort se jetait sur lui, les bras déployés, Roland lança le faucon en l’air.
— Hai ! David ! Tue !
Alors Cort lui masqua le soleil et s’effondra sur lui.
L’oiseau était écrasé entre eux, et le garçon sentit un pouce calleux chercher son orbite. Il le retourna, tout en remontant la cuisse pour bloquer le genou de Cort qui cherchait à lui frapper l’entrejambe. Il abattit la main en trois coups brutaux sur la nuque de Cort. Comme s’il frappait de la pierre bosselée.
Cort poussa un grognement pâteux. Tout son corps frissonna. Roland vit vaguement une main tâtonner dans l’air, à la recherche du bâton et, la devançant dans un grand bond, il envoya le gourdin hors d’atteinte. David avait planté les serres d’une de ses pattes dans l’oreille droite de Cort. De l’autre, il labourait impitoyablement la joue du maître, la réduisant en charpie. Du sang chaud éclaboussa le visage du garçon, dans une odeur de copeaux de cuivre.
Le poing de Cort frappa l’oiseau une première fois, lui brisant le dos. Au deuxième coup, la tête bascula en craquant, tordue. Et pourtant les serres labouraient toujours. Il n’y avait plus d’oreille, maintenant ; rien qu’un trou rouge creusé sur le côté du crâne de Cort. Le troisième coup envoya le faucon dans les airs, libérant enfin le visage de Cort.
À la seconde où il vit clairement ce visage, le garçon frappa la base du nez de son maître avec la tranche de la main, usant de toutes les forces qui lui restaient pour briser l’os. Du sang gicla.
La main aveugle et furieuse de Cort attrapa les fesses du garçon, tenta de lui arracher son pantalon, de l’entraver.
Roland roula sur le côté, trouva le bâton de Cort et se redressa sur les genoux.
Cort se mit lui aussi à genoux, le visage tordu par un rictus. Tableau incroyable, ils se faisaient ainsi face de part et d’autre de la ligne, à cela près qu’ils avaient changé de place, et que Cort se trouvait à présent du côté où se trouvait Roland au début de l’épreuve. Le visage du vieux guerrier était voilé de sang. L’œil qui voyait toujours roulait furieusement dans son orbite. Le nez écrasé formait un angle horrible. Les deux joues pendaient en lambeaux.
Le garçon tenait le bâton de l’homme comme un joueur de Gran’ Points attendant le lâcher de l’oiseau de cuir.
Cort fit une double feinte, puis lui fonça droit dessus.
Le garçon se tenait prêt, pas le moins du monde leurré par ce dernier tour, dont ils savaient tous deux qu’il était bien pitoyable. Le bois de fer décrivit un arc aplati et s’abattit sur le crâne de Cort avec un son mat. Il tomba sur le côté, suivant le garçon d’un regard aveugle et las. Un filet de bave se mit à couler de ses lèvres.
— Rends-toi ou meurs, dit le garçon, la bouche remplie de coton mouillé.
Et Cort sourit. Il avait presque totalement perdu conscience, et il allait rester alité une semaine dans sa cabane, drapé dans les ténèbres du coma, mais en cette seconde il s’accrochait avec toute la force de sa vie sans ombre et sans pitié. Il vit dans les yeux du garçon ce besoin de palabrer, et même avec un rideau de sang devant les yeux, il comprit ce que ce besoin avait de désespéré.
— Je me rends, pistolero. Je me rends le sourire aux lèvres. En ce jour tu t’es rappelé le visage de ton père, et celui de tous ceux qui sont venus avant lui. Quelle merveille tu as accomplie !
L’œil valide de Cort se ferma.
Le Pistolero le secoua doucement, mais avec insistance. Les autres s’étaient regroupés autour d’eux, l’attiraient contre eux et lui tapaient dans le dos avec des mains tremblantes. Mais, pris de peur, ils se reculèrent, sentant s’ouvrir un nouveau gouffre. Et pourtant ce n’était pas aussi étrange que cela, car il y avait toujours eu un gouffre entre celui-ci et les autres.
L’œil de Cort s’ouvrit de nouveau en roulant.
— La clef, dit le Pistolero. Mon patrimoine, maître. J’en ai besoin.
Son patrimoine, c’étaient les pistolets, non pas ceux, lourds, de son père — lourds comme le bois de santal —, mais des pistolets tout de même. Réservés aux heureux élus. Dans le caveau massif, situé sous la caserne, et dans lequel, selon la loi immémoriale, il devait maintenant demeurer, loin du sein de sa mère, étaient accrochées ses armes d’apprenti, des six-coups à barillet, en acier et nickel. Pourtant ces armes avaient connu son père au cours de son apprentissage, et à présent son père gouvernait — au moins de nom.
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