Ce film, bien sûr, avait pour titre Terminator.
8
Les deux flics échangèrent un regard. Costard Bleu ne parlait pas de Clements mais d’un gibier presque aussi bon : Johnny Holden, dit Gras Double, beau-frère de Clements. Cela dit, une couillonnade monstre comme chouraver le portefeuille d’un pékin serait…
… serait tout à fait dans la ligne de c’pauv’type , acheva O’Mearah, et il lui fallut porter la main à sa bouche pour dissimuler un sourire momentanément irrépressible.
— Vaudrait peut-être mieux nous expliquer exactement ce qui s’est passé, fit Delevan. Commencer par nous dire votre nom, par exemple.
Encore une fois, la réponse de l’homme fit un drôle d’effet à O’Mearah. Dans cette ville où on avait parfois l’impression que les trois quarts des gens prenaient « Va te faire foutre », pour un synonyme de « Bonne journée », il s’était attendu à ce que le type lâche un truc du genre : « Hé, les mecs, je vous rappelle que cette ordure a fauché mon portefeuille. Vous comptez faire quelque chose pour que je le récupère, ou allons-nous continuer à jouer au Jeu des Vingt Questions ? »
Mais il y avait le costume de bonne coupe et les ongles soigneusement manucurés, bref, la touche d’un type probablement rompu au merdier bureaucratique. En fait, George O’Mearah ne s’y attarda guère. La perspective de coincer Gras Double et de s’en servir pour faire tomber Arnold et Justin Clements le faisait saliver. Le temps d’une vertigineuse incursion dans un avenir glorieux, il se vit même utiliser Holden pour atteindre par-delà les Clements quelque très gros bonnet… Balazar, par exemple, ou cet autre Rital à défaut, Ginelli. Ouais, pas mal, pas mal du tout.
— Je m’appelle Jack Mort, dit l’homme.
Delevan avait sorti de sa poche un bloc passablement enclin à s’ouvrir en éventail.
— Adresse ?
Légère pause. Une machine, pensa de nouveau O’Mearah à la frontière de sa conscience. Un temps de silence suivi d’un clic presque audible.
— 409, Park Avenue South.
Delevan coucha l’adresse sur le papier.
— Numéro de Sécurité sociale ?
Nouvelle pause, puis Mort énonça les chiffres.
— Comprenez que ces éléments d’identité sont indispensables. Si ce type vous a effectivement pris votre portefeuille, ça sera chouette que je puisse détailler un peu son contenu avant de le récupérer. Vous comprenez ?
— Oui. (Une note d’impatience venait de percer dans la voix de Costard Bleu, rassurant O’Mearah de quelque manière.) Simplement que ça ne se prolonge pas outre mesure. Le temps passe et…
— On ne sait jamais. Oui, je pige.
— C’est ça, on ne sait jamais, approuva l’homme au trois-pièces bleu.
— Vous avez une photo particulière dans votre portefeuille ?
Pause, puis :
— Oui, de ma mère devant l’Empire State Building. Il y a écrit au dos : « Une journée fantastique, une vue merveilleuse. Ta maman qui t’aime. »
Delevan coucha la dernière tartine d’un stylo rageur puis claqua son bloc aussi violemment que le permettait le coussinet des feuillets épaissis.
— Bon. Je crois que ça ira. La dernière chose qu’on vous demandera, tout à l’heure, si on récupère votre bien, c’est un exemplaire de votre signature pour comparer avec celles de vos permis de conduire, cartes de crédit et le saint-frusquin. OK ?
Roland acquiesça, néanmoins conscient que s’il avait toute latitude pour puiser dans le réservoir des souvenirs et connaissances de Jack Mort, il n’avait pas la moindre chance d’en reproduire la signature sans la participation active d’un Mort pour l’heure évanoui.
— Dites-nous ce qui s’est passé.
— Je suis entré acheter des balles pour mon frère. Il a un revolver, un Winchester 45. Cet homme m’a demandé si j’avais un permis de port d’arme. Je lui ai dit que oui, et il a voulu le voir.
Pause.
— J’ai sorti mon portefeuille pour lui montrer ce qu’il demandait, mais quand je l’ai ouvert, il a dû voir qu’il y avait là une quantité appréciable de… (pause infime)… billets de vingt. Il faut vous dire que je suis expert-comptable et que j’ai un client, un nommé Dorfman, qui vient de gagner son procès contre le fisc et d’obtenir la restitution d’un… (pause)… trop-perçu. Ça n’allait pas très loin, huit cents dollars, mais ce type, Dorfman, est…
(pause)… le plus gros nœud qu’on ait jamais eu sur les bras. (Pause.) Excusez l’image.
O’Mearah se repassa dans la tête la dernière phrase de l’homme et comprit soudain. Le plus gros nœud qu’on ait jamais eu sur les bras. Pas mal. Il éclata de rire. Tout ce qui allait déclencher la comparaison a posteriori avec un robot ou un ordinateur jouant au morpion lui sortit de la tête. Ce type était simplement hors de lui et tentait de cacher sa colère sous un humour froid.
— Quoi qu’il en soit, Dorfman voulait du liquide. Il s’est montré sur ce point on ne peut plus insistant.
— Vous avez donc eu l’impression que Gras Double guignait la galette de votre client ? résuma Delevan alors que lui et O’Mearah descendaient de voiture.
— C’est le nom que vous donnez au type qui tient cette boutique ?
— Nous lui en donnons d’autres encore moins flatteurs, à l’occasion, précisa Delevan. Et que s’est-il passé quand vous lui avez montré votre port d’arme, M. Mort ?
— Il a demandé à le voir de plus près, alors je lui ai tendu le portefeuille. Il l’a pris mais pas pour regarder la photo : pour le laisser tomber par terre. Je lui ai demandé pourquoi il faisait ça et il m’a répondu que c’était une question stupide. Je lui ai dit de me rendre immédiatement mon portefeuille. J’étais fou de rage.
— Je veux bien le croire.
Mais un coup d’œil sur les traits marmoréens de Costard Bleu fit douter Delevan que celui-ci pût jamais perdre son sang-froid.
— Il n’a fait qu’en rigoler. J’allais contourner le comptoir pour lui faire sa fête quand il a sorti son arme.
Ils avaient pris la direction du magasin, mais se retrouvèrent soudain immobiles. C’était plutôt le brusque regain d’intérêt qu’une quelconque inquiétude.
— Son arme ? répéta O’Mearah, voulant être sûr d’avoir bien entendu.
— Oui. Elle était sous le comptoir, près de la caisse enregistreuse, poursuivit l’homme en bleu. (Roland se rappelait comment il avait failli laisser tomber son projet initial pour simplement devancer le geste du vendeur et s’emparer du revolver. Il expliquait maintenant aux deux pistoleros pourquoi il n’en avait rien fait. Il voulait se servir d’eux, pas les envoyer au casse-pipe). Dans un crampon de débardeur, je crois.
— Un quoi ? fit O’Mearah.
Cette fois, la pause fut plus longue. Le front de l’homme se barra d’un pli.
— J’ignore le terme exact, mais c’est quelque chose dans quoi on met son arme. Personne ne peut vous la prendre par surprise à moins de savoir comment libérer le ressort…
— Un étrier à mécanisme ! s’écria Delevan.
Nouvel échange oculaire entre les deux coéquipiers. Aucun n’était très chaud pour être le premier à dire au plaignant que, d’ores et déjà, Gras Double avait probablement vidé le portefeuille de son argent, traîné ses miches jusqu’à la porte de derrière et balancé la pièce à conviction par-dessus le mur de la ruelle dans la cour d’un voisin… mais une arme à feu dans un étrier à mécanisme, voilà qui changeait tout. Si une inculpation pour vol restait envisageable, une autre pour dissimulation d’arme dissuasive se présentait soudain comme acquise. Rien de bien génial, peut-être, mais qui leur calait un pied dans l’entrebâillement de la porte.
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