À vrai dire, cela n’avait aucune espèce d’importance. Rien de tout ça ne changeait quoi que ce soit. Il ne voyait qu’une chose, une seule chose, et qui réglait tout.
C’était New York ; il avait presque l’impression d’en sentir l’odeur.
Or, qui disait New York disait poudre.
Et il n’était pas loin d’en sentir également l’odeur flotter dans l’air.
Mais il y avait un hic.
Un seul et putain d’enculé d’énorme hic.
8
Roland posa sur Eddie un regard attentif et, bien qu’ayant eu six fois le temps de le tuer et ce à n’importe quel moment de son choix, s’en tint à sa décision de rester immobile et silencieux, de laisser au jeune homme le soin de tirer seul au clair la situation. Eddie était un tas de choses, et bon nombre de ces choses n’avaient rien de chouette (en tant qu’homme qui avait laissé en connaissance de cause un gosse faire une chute mortelle, le Pistolero mesurait la différence entre chouette et pas tout à fait bien), mais à coup sûr Eddie n’était pas idiot.
C’était un gamin futé.
Il finirait par voir ce qu’il en était.
Ce qu’il fit.
Eddie répondit au regard de Roland, sourit sans écarter les lèvres, fit maladroitement tourner le revolver sur son doigt, parodiant la coda virtuose d’un tireur de foire, puis le tendit au Pistolero en le tenant par le canon.
— Pour ce que ça m’aurait servi, j’aurais aussi bien pu avoir un paquet de merde dans la main, non ?
Tu es capable de sortir des choses intelligentes quand tu veux, Eddie, songea le Pistolero. Pourquoi choisis-tu si souvent de dire n’importe quoi ? Est-ce parce que tu crois que c’est ainsi qu’on parlait là où ton frère est allé avec ses armes ?
— Non ? répéta Eddie.
Roland acquiesça d’un signe.
— Si je t’avais collé un pruneau, qu’est-ce qui serait arrivé à la porte ?
— Je n’en sais rien. Je suppose que la seule manière de l’apprendre serait d’essayer.
— Tu n’as vraiment pas une petite idée de ce qui se passerait ?
— Elle disparaîtrait, je pense.
Eddie hocha la tête. Il partageait cet avis. Hop ! Comme par enchantement ! Attention, messieurs et mesdames, c’est là, vous pouvez le constater… eh bien non, regardez, ça n’est plus là ! Fondamentalement, il n’y aurait pas eu grande différence avec un projectionniste sortant un six-coups pour farcir de balles son projecteur.
Si on tirait dans un projecteur, le film s’arrêtait.
Eddie n’y tenait pas.
Il voulait en avoir pour son argent.
— Tu as donc la possibilité de franchir seul cette porte, dit-il en détachant ses mots.
— Oui.
— Enfin, pour ainsi dire.
— Oui.
— De te pointer dans sa tête comme tu t’es pointé dans la mienne.
— Oui.
— Je résume : tu peux faire du stop dans mon monde, mais c’est tout.
Cette fois, Roland s’abstint de répondre. Faire du stop était l’une de ces expressions qu’employait parfois Eddie et dont le sens exact lui échappait… bien qu’il vît à peu près ce qu’elle voulait dire.
— Toutefois, tu pourrais être en mesure d’y aller physiquement. Comme tu as fait chez Balazar. (Il parlait tout haut, mais se parlait en fait à lui-même.) Sauf que, pour ça, tu aurais besoin de moi.
— Oui.
— Alors emmène-moi.
Le Pistolero ouvrit la bouche pour répondre mais déjà Eddie poursuivait :
— Non, pas tout de suite. L’idée ne m’a même pas effleuré de le faire maintenant. Je sais très bien qu’il en résulterait une émeute ou je ne sais quelle merde si on… si on déboulait comme ça de nulle part. (Il éclata d’un rire bref passablement hystérique.) Comme des lapins qu’un illusionniste ferait sortir de son chapeau… et sans chapeau par-dessus le marché. Ouais, c’est sûr que maintenant c’est impossible, et je le comprends. Mais il suffirait d’attendre qu’elle soit seule et…
— Non.
— Mais je reviendrai, s’écria Eddie. Je te le jure, Roland ! Je sais que tu as un boulot à faire, et je suis conscient d’avoir un rôle à jouer. Je sais que tu m’as sauvé la mise pour le passage de la douane, mais j’estime avoir sauvé la tienne chez Balazar… cela dit, je ne sais pas ce que tu en penses.
— J’en pense que tu m’as effectivement sauvé la mise.
Roland revit le jeune homme sortir au mépris de sa propre vie de derrière le bureau ; un instant, il fut assailli par le doute.
Mais rien qu’un instant.
— Alors ? enchaîna Eddie. Un prêté pour un rendu ? Chacun son tour ? Je ne suis pas gourmand. Tout ce que je veux, c’est retourner là-bas quelques heures. Mettre la main sur du poulet à emporter, peut-être sur un paquet de Dunkin Donuts. (Il se tourna vers la porte où le décor s’était remis en mouvement.) Alors, qu’est-ce que tu décides ?
— C’est toujours non, répondit le Pistolero, bien que, depuis quelques secondes, le jeune homme fût presque entièrement sorti de ses pensées.
Cette manière de remonter l’allée… la Dame d’Ombres, qui qu’elle fût, ne se déplaçait pas comme tout un chacun — pas comme Eddie, par exemple, s’était déplacé quand il avait occupé son esprit et partagé ses yeux, ni… (à présent qu’il s’attardait à y réfléchir, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, de même qu’il ne s’était jamais attardé à remarquer la constante présence de son nez sur la frontière inférieure de son champ de vision)… comme lui-même se déplaçait. Quand on marchait, le corps s’animait d’un léger mouvement de bascule — pied gauche, pied droit, pied gauche, pied droit — qui imprimait une oscillation similaire à votre regard sur le monde alentour. Mais sur un mode si subtil qu’au bout d’un moment — presque aussitôt après s’être mis en route, supposait-il — on cessait purement et simplement d’y être sensible. Or il n’y avait rien de pendulaire dans la progression de la Dame : elle ne faisait que remonter l’allée d’un mouvement uniforme, comme guidée par des rails. Il se trouvait qu’Eddie avait eu la même perception… à ceci près qu’elle lui avait évoqué un travelling. Elle l’avait rassuré parce qu’il l’avait trouvée familière.
Pour Roland, c’était une sensation radicalement étrangère… mais, la voix suraiguë, Eddie l’interrompit dans ses pensées.
— Pourquoi pas, merde ? Pourquoi pas ?
— Parce que c’est pas du poulet que tu veux, je le sais. Je connais même jusqu’aux mots que tu emploies pour en parler, Eddie. Tu veux te « faire un fix ». Tu veux te « recharger ».
— Et alors ? hurla Eddie. Même si c’est pour ça, qu’est-ce que ça change ? J’ai dit que je reviendrai ici avec toi ! Tu as ma parole ! Je ne dis pas ça en l’air : tu as ma putain de parole ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Tu veux que je te le jure sur ma mère ? OK. Je te le jure sur ma mère ! Tu veux que je te le jure sur mon frère Henry ? Parfait, je te le jure ! Je te le jure ! Je te le JURE !
Enrico Balazar aurait pu le lui dire, mais Roland n’avait pas à apprendre des pareils de Balazar un tel truisme de l’existence : Ne jamais faire confiance à un junkie.
D’un signe de tête, il montra la porte.
— Jusqu’à la Tour au moins, cette part de ta vie est close. Après, je m’en fiche. Après, tu seras libre d’aller au diable, et comme bon te semblera. Mais jusque-là, j’ai besoin de toi.
— Ah, tu es un putain de salaud de menteur, fit Eddie avec douceur, sans émotion perceptible dans sa voix, mais le Pistolero vit dans ses yeux le scintillement des larmes. Tu sais très bien qu’il n’y aura pas d’après, ni pour moi, ni pour elle, ni pour Dieu sait qui sera ce troisième type. Et probablement pas pour toi non plus… tu as la même putain de touche de crevard qu’Henry sur la fin. Si tu ne lâches pas la rampe sur le chemin de ta Tour, tu peux être sûr de le faire une fois que nous y serons. Alors pourquoi me mens-tu ?
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