Mais chaque fois qu’elle lui demanda quelle avait été sa vie tout au long de ces années d’avant la réussite — tant de celles qui avaient précédé la naissance de sa fille que de celles qui l’avaient suivie —, ce fut pour n’en rien tirer. Il lui racontait toutes sortes de choses en s’arrangeant pour ne rien lui dire. Il lui refusait l’accès à cette part de lui. Un soir, la mère d’Odetta, Alice — il l’appelait maman, parfois Allie pour peu qu’il eût un petit coup dans le nez —, avait lancé : « Dan, raconte-lui quand ces types t’ont tiré dessus alors que tu passais sur le pont couvert avec la Ford », et Odetta l’avait vu décocher à maman, qui avait quelque chose d’une hirondelle, un regard si sombre, si péremptoire, que maman s’était recroquevillée dans son fauteuil et n’avait plus rien dit.
À la suite de quoi, elle avait une ou deux fois profité de ce qu’elle était seule avec sa mère pour l’interroger et tenter d’en savoir plus… sans résultat. Y eût-elle pensé avant qu’elle en eût éventuellement pu tirer quelque chose, mais comme papa n’avait pas voulu parler, maman s’y était également refusée. Aux yeux de son père, comprit-elle, le passé — la famille, les chemins de terre rouge, les boutiques, les masures dont le sol en terre battue rimait avec l’absence de vitres aux fenêtres, de fenêtres déshonorées de ne saluer que d’un seul rideau, les enfants des voisins allant vêtus de blouses taillées dans des sacs de farine —, tout cela était, pour lui, enfoui comme de vilaines dents dévitalisées sous l’éblouissante et blanche perfection des couronnes. Il ne voulait pas en parler, ne le pouvait pas peut-être, s’était peut-être volontairement affligé d’une amnésie sélective. La prothèse dentaire était toute leur vie dans la Résidence Greymarl sur Central Park South. Le reste était entièrement caché sous l’inattaquable couronne en porcelaine. Un passé si bien protégé qu’il n’existait nulle brèche pour s’y glisser, franchir la barrière de cette denture impeccablement revêtue, et plonger dans la gorge de la révélation.
Detta savait des choses, mais Detta ne savait pas qu’Odetta existait, pas plus qu’Odetta ne soupçonnait l’existence de Detta, et, là encore, les dents serrées opposaient un obstacle aussi lisse et inviolable que la porte d’un fortin.
Elle avait en elle un peu de la timidité de sa mère associée à l’impassible (encore que muette) ténacité de son père, et la seule fois où elle avait osé le poursuivre dans ses retranchements, lui suggérer que ce qu’il lui refusait était en fait une confiance qu’elle estimait mériter, la scène s’était déroulée un soir dans la bibliothèque paternelle. Il avait soigneusement regroupé les pages de son Wall Street Journal avant de le fermer, de le plier et de le poser à l’écart sur la table de bois blanc à côté du lampadaire. Ensuite, il avait ôté ses lunettes à monture d’acier qui avaient rejoint le journal. Puis il l’avait regardée — mince homme de race noire, d’une minceur presque aux limites du décharné, des cheveux gris et crépus qui, désormais, dégarnissaient de plus en plus les tempes, des tempes qui se creusaient tandis que l’on y voyait palpiter avec régularité les tendres ressorts de montre de ses veines — et il lui avait seulement dit : « Je ne parle jamais de cette période de ma vie, Odetta, pas plus que je n’y pense. Ce serait inutile. Le monde a changé, depuis. »
Roland aurait compris.
7
Quand Roland ouvrit la porte où étaient inscrits les mots : LA DAME D’OMBRES, il vit des choses qu’il ne comprit pas du tout… mais comprit qu’elles n’avaient aucune importance.
C’était le monde d’Eddie Dean, mais cela mis à part, ce n’était qu’un tohu-bohu de lumières, de gens et d’objets… plus d’objets qu’il n’en avait jamais vu dans sa vie. Des articles pour dames, à ce qu’il semblait, et apparemment à vendre. Certains sous vitrine, d’autres disposés, ou s’offrant en piles tentantes… rien n’ayant plus d’importance que le mouvement qui faisait couler ce monde par-delà les bords de l’ouverture devant laquelle Eddie et lui se tenaient. Car cette porte ouvrait sur les yeux de la Dame d’Ombres. Des yeux par lesquels il regardait ce monde comme il avait regardé l’intérieur de la diligence du ciel par les yeux d’Eddie tandis qu’il remontait le couloir central.
Eddie, par ailleurs, était sidéré. Dans sa main, le revolver tremblait, penchait un peu. Roland aurait pu en profiter pour le lui reprendre mais n’en fit rien, se contentant de rester là, debout, sans rien dire, tactique éprouvée au fil des années.
Voilà que maintenant la vue effectuait un de ces virages que le Pistolero trouvait si étourdissants — mais ce soudain balayage latéral de la scène eut sur Eddie un effet étrangement rassurant. Roland n’avait jamais été au cinéma. Eddie, lui, avait vu des milliers de films, et ce qu’il avait sous les yeux était l’un de ces travellings avant comme on en faisait dans Halloween ou dans Shining. Il connaissait même le nom du gadget dont on se servait pour faire ça : une Steadi-Cam.
— Et aussi dans La Guerre des étoiles , murmura-t-il. Sur l’Étoile de la Mort. Dans cette putain de crevasse, tu te rappelles ?
Roland le regarda et ne dit rien.
Des mains — des mains très brunes — s’inscrivirent dans ce que Roland voyait comme la découpe d’une porte et qu’Eddie, déjà, commençait à considérer comme une espèce d’écran magique… un écran de cinéma dans lequel on pouvait entrer, pour peu que certaines conditions fussent respectées, comme le type dans La Rose pourpre du Caire sortait de cet autre écran pour entrer dans le monde réel. Putain de film.
Eddie ne s’était pas rendu compte jusqu’alors à quel point c’était un putain de film.
Sauf qu’il n’avait pas encore été tourné de l’autre côté de cette porte par laquelle plongeaient maintenant ses regards. C’était New York, d’accord — les klaxons des taxis, si assourdis, si lointains fussent-ils, ne laissaient aucun doute — et c’était un grand magasin dans lequel, un jour ou un autre, il avait mis les pieds, mais c’était, c’était…
— C’est plus vieux, dit-il entre ses dents.
— D’avant ton quand ? demanda le Pistolero.
Eddie le regarda et eut un rire bref.
— Ouais, tu peux décrire ça comme ça, si tu veux.
— Bonjour, M lleWalker, fit une voix hésitante. (Dans un mouvement si brutal qu’Eddie même en fut vaguement étourdi, l’ouverture remonta et cadra une vendeuse qui, de toute évidence, connaissait la propriétaire des mains noires — la connaissait et soit ne l’aimait pas soit la craignait. Ou les deux.) Que puis-je pour vous ?
— Celui-ci. (La propriétaire des mains prit un foulard blanc à bordure bleu vif.) Pas la peine de faire un paquet, mon petit. Fourrez-le juste dans un sachet.
— Liquide ou ch…
— Liquide. N’est-ce pas toujours en liquide ?
— Si, M lleWalker. Très bien.
— Votre approbation me va droit au cœur, mon chou.
Juste avant qu’elle ne se détournât, Eddie surprit une petite grimace sur les traits de la vendeuse. Réaction peut-être consécutive à la façon dont cette femme qu’elle considérait comme une « négresse arrogante » lui avait adressé la parole. Ce furent davantage ses fréquents séjours dans les salles obscures que toute autre forme plus classique de culture historique, ou bien encore son expérience de la vie courante, qui amenèrent le jeune homme à cette explication des choses. Parce que c’était un peu comme de voir un film tourné dans les années 1960, quelque chose du genre Dans la chaleur de la nuit avec Sidney Steiger et Rod Poitier. Mais l’hypothèse pouvait être encore plus simple : noire ou blanche, la Dame d’Ombres de Roland pouvait bien être une sacrée salope.
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