— Sûr ! Comme une rose !
Andrew avait quelque chose à se faire pardonner, et cet écho était la meilleure tentative d’excuse qu’il pouvait produire. En outre, il ne voulait pas prendre le risque de pousser plus loin la conversation. Le trajet se poursuivit donc dans un inhabituel silence jusqu’à l’immeuble victorien dont la masse grise occupait l’angle de la 5 eAvenue et de Central Parle South. Un immeuble des plus select qui faisait d’elle quelqu’un de bien en vue, supposait Odetta, consciente qu’il y avait là, dans ces appartements huppés, des gens qui, pourtant, ne lui auraient jamais adressé la parole sauf cas de force majeure. Consciente, oui, mais s’en fichant comme de l’an quarante. Par ailleurs, elle les dominait, ce qu’ils savaient pertinemment. Il lui était plus d’une fois venu à l’esprit que certains d’entre eux devaient se sentir atrocement humiliés à l’idée qu’une négresse habitait l’appartement en terrasse de ce vénérable et splendide immeuble victorien où, en un autre temps, les seules mains noires admises avaient été gantées de blanc, ou à la rigueur du fin cuir noir des chauffeurs de maître. Humiliation qu’elle espérait réellement atroce, se reprochant de se montrer méchante et animée de sentiments bien peu chrétiens, mais c’était plus fort qu’elle. De même qu’elle n’avait pu réprimer le jet souillant la soie fine de ses dessous français, elle ne pouvait pas davantage empêcher cet autre débordement de pisse. C’était mesquin, totalement indigne d’une chrétienne et, presque aussi grave — non, pire, pour autant que le Mouvement était concerné — c’était improductif. Ils allaient conquérir les droits qu’il leur fallait conquérir, et probablement cette année : Johnson, pénétré de l’héritage que lui avait laissé entre les mains le président assassiné (et souhaitant peut-être planter un autre clou dans le cercueil de Barry Goldwater) allait faire plus que veiller à la mise en place des droits civiques ; il allait, si nécessaire, imposer l’adoption de la loi électorale. Il était donc essentiel de réduire les frictions. Il y avait encore du pain sur la planche. Loin de faciliter l’évolution des choses, la haine ne pouvait que l’entraver.
Mais, parfois, on n’en continuait pas moins de haïr.
Telle était l’autre leçon que venait de lui donner Oxford Town.
2
Detta Walker n’avait strictement aucun intérêt pour le Mouvement et occupait un logement nettement plus modeste. Elle vivait dans le grenier d’un immeuble lépreux de Greenwich Village. Odetta ignorait tout de la soupente et Detta tout du penthouse, ce qui, pour soupçonner quelque anomalie à cette répartition des choses, ne laissait que le chauffeur, Andrew Feeny. Il était entré au service du père d’Odetta quand elle avait quatorze ans et que Detta Walker n’existait pour ainsi dire pas.
De temps à autre, Odetta disparaissait. Lesquelles disparitions pouvaient être l’affaire de quelques heures ou de plusieurs jours. L’été dernier, l’une d’elles s’était prolongée trois semaines, et un soir, vers huit heures, Andrew avait été sur le point d’alerter la police quand Odetta l’avait appelé pour lui demander de passer la chercher avec la voiture le lendemain matin à dix heures. Elle comptait faire quelques achats.
Il avait eu envie de hurler dans l’appareil : Miz Holmes ! Où étiez-vous ? mais il avait déjà essayé de lui poser la question dans des circonstances similaires et n’avait obtenu en réponse qu’un regard éberlué — sincèrement éberlué, il n’y avait pas de doute à cela. Cette fois, donc, elle lui aurait probablement dit : Mais, voyons, Andrew, ici même. Ne m’avez-vous pas conduite chaque jour en deux ou trois endroits ? Votre cervelle ne commencerait-elle pas, par hasard, à tourner à la sauce blanche ? Puis elle aurait éclaté de rire et, pour peu qu’elle se fût sentie particulièrement en forme (ce qui, à la suite de ses disparitions, semblait être souvent le cas), lui aurait pincé la joue.
— Très bien, Miz Holmes, s’était-il contenté de répondre. À dix heures.
Il avait raccroché, fermé les yeux, remercié d’une courte prière la Très Sainte Vierge Marie pour le retour de Miz Holmes saine et sauve, puis avait redécroché le téléphone et composé le numéro de Howard, le concierge du luxueux immeuble victorien donnant sur Central Park.
— À quelle heure est-elle rentrée ?
— Il y a vingt minutes à peine, lui apprit Howard.
— Qui est-ce qui l’a ramenée ?
— J’sais pas. Tu sais comment ça se passe. C’est toujours une voiture différente. Des fois, ils se garent de l’autre côté de l’immeuble et je ne sais même pas qu’elle est de retour avant d’entendre la sonnette, de regarder dehors et de voir que c’est elle. (Howard marqua une pause puis ajouta :) Elle a un sacré bleu sur la joue.
Howard ne s’était pas trompé. Elle avait à coup sûr un sacré bleu sur la joue. Il avait meilleure apparence, maintenant, mais Andrew n’aimait pas trop penser à ce qu’il devait avoir été à l’origine. Miz Holmes venait d’émerger à dix heures précises de son immeuble, vêtue d’une robe de soie aux bretelles ultra fines (on était fin juillet), le bleu tirant déjà sur le jaune. Elle n’avait guère apporté de soin à le dissimuler sous son maquillage comme si elle était consciente qu’un plâtrage trop épais ne ferait qu’attirer encore plus l’attention.
— Comment vous êtes-vous fait ça, Miz Holmes ? lui de-manda-t-il.
Elle eut un rire joyeux.
— Vous savez comment je suis, Andrew… maladroite comme toujours. Ma main a glissé sur la poignée, hier, alors que je m’extirpais de la baignoire, pressée d’aller voir les informations. Je suis tombée, me suis cognée juste sous l’œil. (Ce furent les yeux d’Andrew que, sur ce, elle sonda.) Vous allez me parler de docteurs et d’examens, non ? Inutile de répondre. Après toutes ces années, je lis en vous comme dans un livre. Alors, tenez-vous-le pour dit : je n’irai pas consulter. Je me sens on ne peut mieux. Allez, Andrew, en route ! J’ai l’intention d’acheter la moitié de chez Saks, la totalité de Gimbel’s et de prendre dans l’intervalle un échantillon de tout ce qu’il y a sur la carte des Quatre Saisons.
— Bien, Miz Holmes.
Et il sourit. Un sourire forcé. Et cela n’avait rien de facile. Ce bleu ne datait pas d’hier, mais d’une semaine au moins… d’autant qu’il avait une autre raison de douter de son histoire. Tous les soirs de la semaine dernière, il l’avait appelée à sept heures, sachant que, s’il avait une chance de la trouver chez elle, c’était au moment du journal de Huntley-Brinkley, vu qu’elle y était accro. Il avait téléphoné chaque soir, sauf hier. Hier, il y était allé, avait emprunté le passe à Howard. Car, soir après soir, la conviction n’avait cessé de grandir en lui qu’elle avait eu exactement le genre d’accident qu’elle venait de décrire… sauf qu’au lieu de récolter un bleu ou une fracture, elle était morte, toute seule, et que là-haut son cadavre l’attendait. Il s’était introduit dans l’appartement, le cœur battant à tout rompre, se sentant comme un chat dans une pièce obscure au sol tapissé de cordes à piano. À ceci près qu’il n’y avait rien trouvé justifiant son angoisse. Un beurrier était resté sur le plan de travail de la cuisine et, quoique couvert, son contenu avait eu le temps de développer une belle récolte de moisissures. Arrivé à sept heures dix, Andrew était reparti au quart. Sa rapide inspection de l’appartement n’avait pas négligé la salle de bains.
La baignoire était sèche, les serviettes proprement — voire austèrement — rangées, les nombreuses poignées d’acier chromé que comportait la pièce révélaient par leur éclat qu’elles étaient vierges d’eau.
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