Ils franchirent le seuil, Eddie menant même un peu le mouvement.
De l’autre côté, il se trouva tout à coup en proie à de nouveaux frissons et à des crampes atroces — premiers symptômes du manque. Et avec eux vinrent les premières pensées de panique.
— Attends ! cria-t-il. Je veux y retourner ! Juste une minute ! Son bureau ! Oui, dans l’un des tiroirs… ou dans l’autre bureau ! La poudre ! Il leur en fallait pour garder Henry dans les vapes ! Je la veux ! J’en ai besoin !
Il posa un regard suppliant sur le Pistolero qui resta de marbre.
— C’est une part de ta vie qui appartient désormais au passé, dit Roland.
Sa main gauche se tendit.
— Non ! hurla Eddie, se jetant sur lui toutes griffes dehors. Tu n’as rien pigé, mec ! J’en ai besoin ! BESOIN !
Il aurait aussi bien pu s’acharner sur du roc.
Le Pistolero acheva son geste et repoussa la porte.
Elle claqua, son morne qui parla des fins dernières, puis bascula sur le sable. Un peu de poussière se souleva autour. Il n’y avait rien derrière, et plus rien maintenant qui fût écrit dessus. Ce passage entre deux mondes venait de se fermer à jamais.
— NON ! cria encore une fois Eddie, et les mouettes lui répondirent, cris narquois, comme méprisants.
Les homarstruosités posèrent leurs questions, lui suggérant peut-être de se rapprocher pour mieux les entendre. Et il s’écroula sur le côté, en larmes et frissonnant, tout vibrant de crampes.
— Ce besoin passera, dit le Pistolero qui se débrouilla pour extraire une des boîtes de la poche d’Eddie, de ce jean si peu différent du sien.
Une fois de plus il reconnut des lettres mais pas toutes. REFLET, semblait-il être écrit.
Reflet.
Un remède de cet autre monde.
— Tue ou sauve, murmura Roland avant d’avaler à sec deux des cachets.
Puis il prit les trois autres astines et s’étendit près d’Eddie, le prit dans ses bras du mieux qu’il put et, passé quelques moments difficiles, tous deux s’endormirent.
Brassage
Le temps qui suivit cette nuit fut pour Roland du temps éclaté, du temps qui n’en fut pas vraiment. Il n’en garda qu’une série d’images, de moments, de conversations sorties de leur contexte, des images qui défilaient comme des valets borgnes, des trois et des neuf, la Noire Salope de Reine de Pique à l’occasion, dans un rapide brassage de joueur professionnel.
Plus tard, il demanda à Eddie combien de temps cela avait duré ; Eddie n’en savait rien non plus. La notion de temps s’était trouvée anéantie pour l’un comme pour l’autre. Il n’y a pas d’heure en enfer et chacun d’eux était dans le sien, Roland dans l’enfer de la fièvre et de l’infection, Eddie dans celui du sevrage.
— Moins d’une semaine, dit Eddie. Il n’y a que ça dont je sois sûr.
— Comment tu le sais ?
— Je n’avais qu’une semaine de cachets à te donner. Après, c’était à toi seul de prendre une voie ou l’autre.
— Aller mieux ou mourir.
— C’est ça.
Brassage
Un coup de feu retentit alors que le crépuscule tourne à la nuit, une détonation sèche qui se greffe sur l’inévitable, inéluctable fracas des brisants venant mourir sur la grève désolée : KA-BLAM ! Puis il perçoit dans l’air une odeur de poudre. Problème, se dit faiblement le Pistolero, et à tâtons il cherche des revolvers qui ne sont plus là. Oh, non… c’est la fin, c’est…
Mais il n’y a rien de plus… alors que quelque chose se met à sentir
Brassage
bon dans le noir. Quelque chose qui succède à ce long temps de ténèbres et d’absence, quelque chose qui cuit. Ce n’est pas seulement l’odeur. Il entend les craquements des brindilles, voit danser l’orange pâle d’un feu de camp. À l’occasion, la brise marine rabat sur lui une fumée haute en senteurs de résine et cet autre arôme qui lui fait venir l’eau à la bouche. À manger, pense-t-il. Mon Dieu, aurais-je faim ? Si j’ai faim, c’est peut-être que je vais mieux.
Eddie, s’efforce-t-il de dire, mais il n’a plus de voix. Sa gorge lui fait mal, atrocement mal. On aurait dû aussi rapporter de l’astine , se dit-il, puis il essaie de rire : toutes les drogues pour lui et rien pour Eddie.
Eddie apparaît. Il a entre les mains une assiette en fer-blanc que le Pistolero reconnaîtrait n’importe où : après tout, ne vient-elle pas de sa bourse ? Sont disposés dessus des morceaux de viande blanc-rose d’où monte une vapeur appétissante.
Qu’est-ce que c’est ? veut-il demander ; rien ne sort à part une espèce de petit couinement.
Eddie a lu la question sur ses lèvres.
— Je n’en sais rien, lui répond-il avec mauvaise humeur. Tout ce que je sais, c’est que je n’en suis pas mort. Mange et fais pas chier.
Il constate qu’Eddie est très pâle, qu’il tremble, qu’il dégage une odeur ou de merde ou de mort, et en déduit qu’Eddie file un mauvais coton. Il tend vers lui une main hésitante, cherchant à le réconforter. Eddie le repousse brutalement.
— Je vais te nourrir, enchaîne Eddie sur le même ton. Je me demande bien en quel honneur. Je devrais plutôt te tuer. Ce serait fait si je ne m’étais dit que tu avais une chance de réaccéder à mon monde puisque tu y étais déjà arrivé une première fois.
Il regarde autour de lui.
— Et si je n’avais pas eu peur d’être seul. Avec eux…
Ses yeux retournent sur Roland et une crise de tremblements le saisit, si violente qu’il manque faire tomber les morceaux de viande de l’assiette. Les tremblements finissent par se calmer.
— Mange.
Le Pistolero s’exécute. Cette viande n’est pas seulement comestible, elle est délicieuse. Il réussit à en avaler trois morceaux, puis tout se brouille dans un nouvel
Brassage
effort de parler mais il ne peut que chuchoter. L’oreille d’Eddie est collée à ses lèvres sauf quand, à intervalles plus ou moins réguliers, elle s’écarte en tremblant parce qu’une nouvelle crise secoue Eddie. Il répète :
— Plus au nord… en remontant la plage.
— Comment tu le sais ?
— Je le sais, voilà tout, chuchote-t-il.
Eddie le regarde.
— Tu es siphonné.
Le Pistolero sourit et tente de replonger dans l’inconscience, mais Eddie le gifle… le gifle avec violence. Les yeux bleus de Roland se rouvrent et, pendant un instant, il y a en eux une telle vie, un tel magnétisme, qu’Eddie semble mal à l’aise. Puis les lèvres d’Eddie se retroussent en un sourire qui est avant tout une démonstration de hargne.
— Ouais, tu peux te rendormir, dit-il, mais pas avant d’avoir pris ta drogue. C’est l’heure. Enfin… au soleil, ou plutôt… je suppose. C’est que je n’ai jamais été scout, moi, je ne peux pas te certifier qu’il est l’heure, mon gars, mais l’approximation devrait suffire pour jouer les assistantes sociales. Allez, ouvre la bouche, Roland. Ouvre-la bien grande pour le docteur Eddie, espèce d’enculé de kidnappeur.
Le Pistolero ouvre la bouche comme un bébé à l’approche du sein maternel. Eddie y lâche deux cachets puis, sans ménagement, y verse de l’eau fraîche. Roland se dit que cette eau doit venir d’un torrent, quelque part dans ces collines à l’est d’ici. Le risque existe que ce soit du poison. Eddie ne saurait distinguer une eau potable d’une eau qui ne l’est pas. Toutefois, Eddie n’a pas l’air de trop mal se porter. Et ai-je vraiment le choix ? se dit-il. Non.
Il avale, tousse, s’étrangle presque, tout cela sous le regard indifférent d’Eddie.
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