Repoussé par Claudio Andolini, il s’écroula comme une masse. La pièce entière vibra et deux photos encadrées se décrochèrent du mur. Celle qui montrait Balazar en train de remettre sa coupe à l’Athlète de l’Année, un gamin tout sourires, lors du banquet de l’Association Sportive de la Police, atterrit sur le crâne de Cimi, lui jonchant les épaules de verre brisé.
— … Jésus, murmura-t-il d’une toute petite voix, puis le sang se mit à sourdre de ses lèvres.
Claudio venait de débouler avec sur ses talons Tricks Postino et l’un des messieurs précédemment en faction dans la resserre. Il avait un automatique dans chaque main, et l’autre type une arme de chasse — un Remington — aux canons sciés si courts qu’elle ressemblait à un Derringer qui aurait attrapé les oreillons. Tricks était équipé de ce qu’il nommait sa Merveilleuse Rambo Machine : un fusil d’assaut à feu continu, un M-16.
— Où est mon frère, enculé de junkie ? brailla Claudio. Qu’as-tu fait à Jack ?
La réponse ne devait pas outre mesure l’intéresser car il n’avait pas encore fini sa question qu’il faisait feu des deux armes. Je suis foutu, se dit Eddie, puis Roland tira de nouveau. Claudio Andolini fut projeté en arrière dans un nuage de sang, le sien. Les automatiques s’arrachèrent de ses mains pour glisser sur le bureau de Da Boss et choir en bout de course sur la moquette dans une averse tourbillonnante de cartes à jouer. Le gros de ses tripes toucha le mur une seconde avant qu’il ne les rattrapât.
— Descendez-le ! hurla Balazar. Descendez ce foutu spectre ! Le gosse n’est pas dangereux, rien qu’un drogué à poil ! C’est l’autre qu’il faut éliminer !
Il pressa par deux fois la détente du Magnum qui se révéla presque aussi bruyant que le revolver de Roland. D’énormes trous aux bords déchiquetés se découpèrent de part et d’autre de la tête du Pistolero dans le faux bois de la cloison entre le bureau et les toilettes. La lumière crue de ces dernières s’y engouffra, projetant dans la pièce d’épais rayons cannelés.
Roland pressa une fois de plus la détente de son arme.
Ne s’ensuivit qu’un clic.
Long feu.
— Eddie ! cria-t-il.
Le jeune homme leva son propre revolver et tira.
La déflagration fut telle qu’il crut un instant que l’arme venait de lui exploser dans la main comme c’était arrivé à Jack. Le recul ne lui fit pas traverser le mur mais jeta son bras en l’air dans un arc dément qui lui étira douloureusement les tendons.
Il vit l’épaule de Balazar se désintégrer en partie, se muer en brume vermeille, et entendit son cri de chat blessé.
— Alors, comme ça, le drogué n’est pas dangereux ! beugla Eddie. C’est bien ce que tu as dit, connard ? Tu as voulu jouer au con avec moi et mon frère, et je vais te montrer qui est dangereux ! Je vais…
Il y eut une explosion comparable à celle d’une grenade alors que le type de la resserre entrait dans la danse avec son arme bricolée. Eddie roula pour ne pas être sur la trajectoire de la rafale qui décora la porte des toilettes et les murs adjacents d’une bonne centaine de trous minuscules. En plusieurs points, toutefois, son corps nu en resta piqueté de rouge et il comprit que si le type avait été plus près, la dispersion du tir moins grande, il n’aurait pas survécu à un pareil essaim de plombs.
De toute façon, je suis foutu, songea-t-il en voyant le type pomper de nouvelles cartouches dans la double culasse du Remington puis se le caler sur l’avant-bras. L’homme souriait, exhibant des dents particulièrement jaunes — qui n’avaient pas dû être mises en relation avec une brosse depuis pas mal de temps, se dit Eddie.
Seigneur, je vais me faire tuer par un demeuré aux dents dégueulasses dont je ne connais même pas le nom. Enfin, j’en aurai au moins collé un à Balazar. C’est toujours ça.
Il se demanda si Roland avait encore une seule balle valable. Pas moyen de se souvenir du nombre de fois où il avait tiré.
— Je le tiens, hurla joyeusement Tricks Postino. Laisse-moi le champ libre, Dario !
Et avant que le nommé Dario ait pu lui laisser le champ libre, Tricks ouvrit le feu avec la Merveilleuse Rambo Machine. Le lourd tonnerre du fusil-mitrailleur emplit le bureau de Balazar, et ce tir de barrage eut pour premier effet de sauver la vie d’Eddie. Dario était en train de l’ajuster avec son arme aux canons sciés ; il n’eut pas le temps d’en presser la double détente que Tricks l’avait cisaillé en deux.
— Arrête, crétin ! hurla Balazar.
Ou Tricks n’entendait pas, ou il ne put s’arrêter, ou il n’en eut pas la moindre envie. Les lèvres retroussées au point de dénuder ses dents luisantes de salive dans un gigantesque sourire de requin, il ratissa la pièce d’une extrémité à l’autre, réduisant en poussière deux pans du décor mural, transformant en tessons les vitres des cadres, arrachant de ses gonds la porte des toilettes. La cabine de douche en verre dépoli de Balazar explosa littéralement. Le trophée qu’il avait reçu l’an passé pour sa contribution à la lutte contre la polio rendit un son de cloche quand une balle le traversa.
Au cinéma, les gens font à la mitraillette une hécatombe humaine. Dans la vie, ça se passe rarement ainsi. Quand ils tuent, c’est avec les quatre ou cinq premières balles tirées — l’infortuné Dario en aurait témoigné, eût-il encore pu se porter témoin de quoi que ce fût. Après, il arrive deux choses au gars qui essaie de contrôler une arme de ce type, même si c’est un malabar : le canon commence à monter, et le tireur lui-même à se tourner tantôt à gauche, tantôt à droite selon qu’il a choisi d’infliger le martyre du recul à une épaule ou à l’autre. Bref, il n’y aurait qu’un acteur de cinéma ou un demeuré total pour s’équiper ainsi : ça revenait à vouloir tuer quelqu’un avec un marteau piqueur.
Un moment, Eddie resta incapable d’œuvrer sur un mode plus constructif que la contemplation de ce prodige d’idiotie, puis il vit les autres qui se bousculaient à la porte derrière Tricks et leva le revolver de Roland.
— Je l’ai ! beuglait Tricks, tout à l’hystérique exultation du type qui a vu trop de films pour être à même de distinguer de la réalité le scénario qui se déroule dans sa tête. Je l’ai ! Je l’ai ! Je…
Le doigt d’Eddie pesa sur la détente et le crâne de Tricks se volatilisa au-dessus des arcades sourcilières. À en juger par le comportement du bonhomme, la perte n’était pas de taille.
Mon Dieu Seigneur ! Quand ces machins consentent à tirer, ils font réellement des trous dans les choses.
Un puissant KA-BLAM retentit sur sa gauche et, du même côté, un sillon brûlant s’ouvrit dans son biceps sous-développé. Il se tourna et vit dépasser le Magnum de Balazar de derrière le bureau jonché de cartes. Aussitôt, une nouvelle détonation le fit se plaquer sur la moquette.
23
Roland réussit à s’accroupir, visa le premier de ceux qui déboulaient dans la pièce et tira. Il avait basculé le barillet, éjecté les douilles vides et les balles qui n’étaient pas parties, chargé de neuf une unique alvéole. L’avait fait avec les dents. Balazar venait de clouer Eddie au sol. Si c’en est une qui a pris l’eau, on est cuits tous les deux.
La cartouche était bonne. Le revolver rugit, décocha son recul. Jimmy Haspio bascula par le côté, le 45 abandonnant ses doigts mourants.
Roland eut le temps de voir s’aplatir les deux autres avant d’être lui-même à quatre pattes dans les décombres qui jonchaient le sol. Il rengaina son revolver. L’idée de le recharger avec deux doigts en moins tenait de la plaisanterie.
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