Nul n’a jamais tenu ce bébé en main s’il n’était le meilleur, songea Eddie. Du moins jusqu’à ce jour.
— Tu es prêt ? lui demanda Roland.
— Non, mais allons-y quand même.
Il referma sa main gauche sur le poignet gauche de Roland. Celui-ci glissa autour de ses épaules nues un bras droit qu’embrasait l’infection.
Ensemble ils refranchirent le seuil, passant de l’obscurité venteuse de cette plage, de ce monde à l’agonie du Pistolero, à l’éclat froid des tubes fluorescents des toilettes privées de Balazar à la Tour Penchée.
Alors qu’Eddie clignait des yeux pour les habituer à la lumière, il entendit dans l’autre pièce le « On a un problème » de Cimi Dretto. N’est-ce pas notre lot à tous ? songea-t-il, et, à cet instant, son regard se riva sur l’armoire à pharmacie. Elle était restée ouverte. Il ré-entendit Balazar demander à Jack de fouiller la salle d’eau, ré-entendit Andolini demander s’il y avait là un endroit qu’il ne connaîtrait pas. Balazar avait marqué un temps d’arrêt avant de répondre. Il y a une cache au fond de l’armoire à pharmacie, avait-il fini par dire. J’y garde deux ou trois bricoles.
Andolini avait fait glisser le volet dissimulant la cache. Et il avait négligé de le refermer.
— Roland ! fit Eddie entre ses dents.
Le Pistolero leva le revolver qu’il avait gardé, en posa le canon sur ses lèvres pour lui faire signe de se taire. Eddie s’approcha sans bruit de l’armoire.
Deux ou trois bricoles… Exact : un flacon de suppositoires, un numéro de Jeux enfantins — revue à la quadrichromie sommaire où, nues en couverture, deux fillettes d’environ huit ans s’embrassaient avec passion — et huit ou dix échantillons de Keflex. Eddie savait ce dont il s’agissait. Exposés comme ils l’étaient aux infections tant locales que généralisées, les junkies faisaient une grosse consommation de Keflex.
C’était un antibiotique.
— Un de plus, entendit-il. (Balazar avait l’air à bout.) De quoi s’agit-il, cette fois ?
Si ça ne met pas K-O les saletés de microbes qui le travaillent, se dit-il, rien n’y parviendra.
Il ramassait les boîtes de Keflex, s’apprêtant à les fourrer dans ses poches, quand il prit conscience de ne pas en avoir. L’aboiement rauque qui lui échappa n’eut rien d’un rire.
Il allait mettre ça dans le lavabo et le reprendrait plus tard… s’il y avait un plus tard.
— Eh bien… disait Cimi Dretto. Il se trouve…
— Bordel de merde, accouche ! gueula Balazar.
— C’est le grand frère du gosse, dit Cimi, et Eddie se figea, ses deux dernières boîtes de Keflex à la main, la tête inclinée sur le côté. Plus que jamais, il ressemblait à ce chien sur les vieux disques La Voix de son Maître.
— Oui, alors, qu’est-ce qu’il a ? demanda Balazar, perdant patience.
— Il est mort, répondit Cimi.
Eddie laissa tomber les antibiotiques dans le lavabo et se tourna vers Roland.
— Ils ont tué mon frère, dit-il.
20
Balazar ouvrit la bouche pour dire à Cimi de ne pas venir l’emmerder avec ce genre de conneries alors qu’il avait à se préoccuper de choses plus sérieuses — entre autres cette impression qui ne voulait pas le lâcher : la sensation qu’Andolini ou pas, le gamin était en train de le baiser — quand il entendit la voix aussi distinctement qu’Eddie avait dû entendre la sienne ou celle de Cimi.
— Ils ont tué mon frère, disait le gosse.
Balazar perdit soudain tout intérêt pour sa marchandise, pour ses questions restées sans réponse, pour tout, bref, sauf la nécessité de stopper net la situation avant qu’elle ne virât franchement à la catastrophe.
— Tue-le, Jack, hurla-t-il.
Silence. Puis il entendit le gamin répéter :
— Ils ont tué mon frère. Ils ont tué Henry.
Balazar comprit soudain — il eut la certitude, même — que ce n’était pas à Jack qu’Eddie parlait.
— Va chercher les messieurs, dit-il à Cimi. Tous. On va lui faire la peau et quand il sera mort, on le transportera dans la cuisine où je m’occuperai personnellement de lui trancher la tête.
21
— Ils ont tué mon frère, dit le prisonnier.
Le Pistolero ne dit rien, ne fit que regarder et penser : Ces boîtes… dans le lavabo. C’est le médicament dont j’ai besoin ou dont Eddie pense que j’ai besoin.
— Tue-le, Jack ! entendit-il dans l’autre pièce.
Ni lui ni Eddie n’y prêtèrent la moindre attention.
— Ils ont tué mon frère. Ils ont tué Henry.
Balazar parlait à présent de prendre en trophée la tête d’Eddie. Le Pistolero se sentit bizarrement réconforté par la menace : ce monde n’était donc pas radicalement différent du sien.
Celui qui se nommait apparemment Cimi se mit à brailler pour appeler les autres. S’ensuivit une cavalcade fort peu digne de messieurs.
— Tu veux y faire quelque chose ou tu préfères attendre et voir venir ? demanda Roland.
— Sûr que je veux faire quelque chose, rétorqua Eddie, levant l’arme du Pistolero, se découvrant capable d’accomplir aisément ce qui, quelques minutes auparavant, aurait sans doute réclamé l’usage de ses deux mains.
— Et que veux-tu faire ? poursuivit Roland, voix lointaine, même à ses propres oreilles.
Il était malade, habité par la fièvre, mais ce qui lui arrivait là était l’assaut d’une autre fièvre, différente, qui ne lui était que trop familière. Celle qui l’avait submergé à Tull. La fièvre des combats, qui voilait toute pensée, ne laissait subsister que le besoin d’arrêter de penser, de se mettre à tirer.
— Partir sur le sentier de la guerre, répondit Eddie, très calme.
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, dit Roland, mais tu ne vas pas tarder à l’apprendre. Dès qu’on a franchi la porte, tu prends à droite. Moi, je prends à gauche. À ma main.
Eddie hocha la tête et ils partirent sur le sentier de la guerre.
22
Balazar attendait Eddie, ou Andolini, ou les deux. L’arrivée d’Eddie accompagné d’un total inconnu, d’un grand type aux cheveux gris-noir, dont le visage semblait avoir été ciselé dans un roc impassible par quelque dieu sauvage, était parfaitement inattendue. Un instant, il ne sut où tirer.
Cimi n’eut pas ce problème. Da Boss en avait contre Eddie. Il démolirait donc Eddie en premier, s’occuperait plus tard de l’autre cazzaro. Il se tourna pesamment vers le jeune homme et, par trois fois, pressa la détente de son automatique. Les douilles vides s’éjectèrent, courbes scintillantes. Eddie avait déjà plongé dans une folle glissade au ras du sol comme un gamin saisi par la fièvre du samedi soir, un gamin défoncé au point de ne pas s’être aperçu qu’il avait oublié sa tenue de Travolta, jusqu’aux sous-vêtements. Il glissa, avec la bite qui se balançait, les genoux s’échauffant puis à vif alors que le frottement se prolongeait. Des trous apparurent dans ce qui, juste au-dessus de lui, était censé représenter un pin noueux, et des éclats de plastique s’abattirent sur ses cheveux et sur son dos.
Mon Dieu, ne me laissez pas mourir à poil et en manque d’héro, pensa-t-il, sachant qu’une telle prière dépassait le blasphème pour entrer dans la pure et simple catégorie de l’absurde. Il n’en continua pas moins : Je suis prêt si c’est mon heure mais, par pitié, accordez-moi un dernier fix…
Le revolver que le Pistolero tenait dans la main gauche parla. Déjà puissante sur la plage, la détonation fut assourdissante dans cet espace confiné.
— Ô Jésus ! hurla Cimi Dretto d’une voix étranglée, haletante. (C’était merveille qu’il en eût encore, sa poitrine s’étant soudain creusée comme un tonneau sous l’impact d’un marteau-pilon. Sa chemise blanche commençait à virer au rouge par touches circulaires comme si des coquelicots étaient en train d’y éclore.) Ô Jésus ! Jésus ! Jé…
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