Eddie se débrouillait à merveille. Roland le mesurait d’autant plus que le garçon se battait nu. C’était dur pour un homme. Parfois impossible.
Il attrapa au passage un des automatiques lâchés par Claudio Andolini.
— Mais qu’est-ce que vous attendez, merde ? hurla Balazar. Débarrassez-moi de ces types, à la fin !
George Blondi et l’autre gars qui avait été dans la resserre repartirent à l’assaut. Le dernier braillait quelque chose en italien.
Roland atteignit l’angle du bureau. Eddie se releva, visa la porte et ceux qui la franchissaient.
Il sait que Balazar n’attend que ça, songea le Pistolero, mais il croit être à présent le seul de nous deux qui ait une arme chargée. En voilà encore un prêt à mourir pour toi, Roland. Quelle énorme faute as-tu commise pour inspirer à tant d’autres une loyauté si terrible ?
Balazar se leva, le Pistolero sur son flanc sans en avoir conscience. Il ne pensait qu’à une chose : éliminer ce putain de junkie responsable du désastre.
— Non, dit Roland.
Balazar se retourna ; la surprise s’imprima sur ses traits.
— Putain de… commença-t-il, changeant de cible.
Le Pistolero pressa quatre fois la détente de l’automatique. C’était une saloperie bon marché, à peine mieux qu’un jouet, et sa main répugnait à son contact, mais peut-être convenait-il de tuer un homme méprisable avec une arme qui l’était autant.
Enrico Balazar mourut avec, gravé sur ce qui lui restait de visage, une expression d’étonnement absolu.
— Salut, George ! lança Eddie, pressant de nouveau la détente du revolver prêté par Roland.
Une fois de plus la détonation fut positive. Pas de raté dans ce bébé, pensa-t-il. J’ai dû hériter du bon. George ne put lâcher qu’une balle avant d’être projeté par celle d’Eddie sur l’autre type hurlant qu’il renversa comme une quille. Et cette balle se perdit. Une conviction irrationnelle s’installa dans le jeune homme : celle que l’arme de Roland possédait quelque magie, le pouvoir d’un talisman. Tant qu’il la tenait, il était invulnérable.
Le silence tomba, un silence qu’Eddie n’entendit plus que traversé par les gémissements de Ruddy Vecchio (le malheureux qui s’était pris de plein fouet la masse du Gros George et gisait dessous avec trois côtes cassées) et la stridence qui lui emplissait les oreilles. Il se demanda s’il pourrait jamais entendre à nouveau correctement. En comparaison de la fusillade — qui, semblait-il, venait de s’achever — le concert de rock le plus violent auquel il eût assisté faisait penser à une radio braillant un peu fort.
Le bureau de Balazar n’était plus reconnaissable en tant que tel, ni en tant que pièce destinée à un usage quelconque. Eddie promena autour de lui le regard d’un très jeune homme qui pour la première fois découvre ce genre de spectacle, un spectacle que Roland connaissait : c’était toujours le même. Que ce fût sur un champ de bataille où des milliers avaient péri par le canon, le fusil, l’épée, la hallebarde, ou dans une petite pièce où ils n’avaient été que cinq ou six à s’entre-tuer, c’était toujours pareil en fin de compte, un charnier de plus puant la poudre et la viande crue.
La cloison entre bureau et toilettes n’existait plus à l’exception de quelques montants. Du verre brisé scintillait partout. Le faux plafond, déchiqueté par le clinquant mais vain feu d’artifice du M-16, pendait en lambeaux comme une peau qui pèle.
Eddie toussa. Débouchées, ses oreilles perçurent de nouveaux sons : un brouhaha de voix excitées, des cris dehors, devant le bar, et, plus loin, le chœur entrecroisé des sirènes.
— Combien étaient-ils ? demanda le Pistolero. Est-ce qu’on les a tous eus ?
— Je crois…
— J’ai un cadeau pour toi, Eddie, fit Kevin Blake depuis le couloir. Je me suis dit que t’aimerais emporter un souvenir.
Le projet que Balazar n’avait pu mettre à exécution sur le jeune Dean, Kevin l’avait accompli sur l’aîné. Il balança dans la pièce la tête d’Henry Dean.
Eddie la vit et poussa un grand cri. Il se rua vers la porte, indifférent aux échardes et aux bouts de verre qu’il récoltait dans ses pieds nus, criant toujours et tirant ses dernières balles.
— Non, Eddie ! hurla Roland.
Mais le jeune homme ne l’entendait plus. Il avait cessé d’entendre.
La sixième alvéole ne rendit qu’un clic, mais il n’était d’ores et déjà plus conscient de rien, sinon que son frère était mort. Henry… ils lui avaient coupé la tête, une espèce de petite crapule minable avait coupé la tête d’Henry, et cette petite crapule allait le payer, oh oui, elle allait le payer.
Il se précipitait donc vers la porte, pressant la détente encore et encore, sans noter que rien ne se produisait, sans noter qu’il avait les pieds en sang et que Kevin Blake franchissait le seuil à sa rencontre, à demi accroupi, un Llama 38 à la main. La rousse tignasse de Kevin lui faisait autour du visage un halo de bouclettes et il était tout sourires.
24
Il va venir par le bas, s’était dit le Pistolero, sachant que, même si le pronostic se vérifiait, il allait avoir besoin de chance pour atteindre sa cible avec cette espèce de joujou.
Quand il avait compris que le soldat de Balazar était en train de réussir son coup en attirant Eddie hors de la pièce, Roland s’était redressé sur les genoux, assurant sa main gauche sur le poing droit, ignorant stoïquement le cri de douleur qu’un tel acte lui arrachait. Il n’allait pas avoir trente-six chances de réussir. La douleur n’avait aucune importance.
Puis l’homme aux cheveux roux s’était présenté sur le seuil, en position basse comme prévu, et Roland, comme toujours, n’avait plus eu de cerveau, juste un œil pour voir et une main pour tirer ; le rouquin s’était soudain retrouvé gisant contre l’autre mur du couloir, les yeux grands ouverts, un petit trou bleu dans le front. Eddie debout au-dessus de lui, hurlant et sanglotant, avait commencé à décharger encore et encore sur le cadavre des balles inexistantes, comme si ce type aux cheveux roux ne pouvait jamais être assez mort.
Le Pistolero attendait maintenant le mortel feu croisé qui allait cisailler Eddie, et quand il en constata l’absence, il sut que c’était fini pour de bon. S’il y avait eu d’autres soldats, ils avaient de toute manière déguerpi.
Il se releva complètement, tituba un instant, puis à pas lents rejoignit Eddie.
— Arrête, dit-il.
Eddie n’y prit pas garde, continua de tirer à vide sur le cadavre.
— Arrête, Eddie. Il est mort. Ils sont tous morts. Tu as les pieds en sang.
Eddie l’ignorait toujours, son doigt s’obstinant sur la détente. Dehors, les voix excitées se rapprochaient. Les sirènes aussi.
Le Pistolero saisit le revolver par le canon et tira dessus. Eddie se retourna. Avant que Roland n’ait pu vraiment se rendre compte de ce qui se passait, Eddie lui avait assené sa propre arme sur le côté de la tête. Il sentit un jet de sang chaud couler sur sa peau, s’affaissa contre le mur et lutta pour rester debout — il leur fallait sortir d’ici au plus vite. Mais il se sentit glisser jusqu’au bas de la cloison malgré tous ses efforts. Puis le monde s’évanouit quelque temps dans un océan de grisaille.
25
Cela ne dura guère que deux minutes. Puis il réussit à extirper les choses de leur flou et à se redresser. Eddie avait disparu du couloir. Le revolver gisait sur la poitrine du rouquin. Repoussant une vague de vertige, il se pencha pour le ramasser, et lui fit regagner son étui au prix d’une maladroite contorsion.
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