Roland ne répond pas, ne fait que regarder Eddie.
— Mais tout le monde n’est pas comme ça. Il y a des gens qui ont besoin que d’autres aient besoin d’eux. Comme dans la chanson de Barbara Streisand. Rebattu mais vrai. Juste une autre façon d’être accro. (Il fixe Roland.) Mais toi, bien sûr, tu es au-dessus de ça. (Roland l’observe.) Sauf pour ta Tour, achève Eddie sur un petit rire grinçant. Tu es accro à la Tour, Roland.
— Quelle guerre était-ce ? murmura Roland.
— Hein ?
— Cette guerre où tu t’es fait dégommer ton sens de la noblesse et de la quête ?
Eddie recule comme si Roland l’avait giflé.
— Je vais aller chercher de l’eau, dit-il. Garde un œil sur les horreurs à carapace. On a fait un bon bout de chemin aujourd’hui, mais je ne sais toujours pas si elles ont un vrai langage.
Puis, pour de bon, il tourne le dos à Roland, mais pas avant que celui-ci n’ait vu ses joues baignées de larmes accrocher les ultimes rayons du soleil couchant.
Roland aussi se tourne. Il se tourne vers la grève et regarde. Les homarstruosités vont et viennent en posant leurs questions, posent leurs questions cependant qu’elles vont et viennent, mais sans qu’aucun de ces mouvements semble avoir un but. Elles sont certes douées de quelque intelligence, mais pas à un niveau suffisant pour communiquer entre elles.
Dieu ne te le crache pas toujours en pleine gueule, songe Roland. La plupart du temps, mais pas toujours. Eddie revient avec le bois.
— Alors, s’enquiert-il. Où tu en es de tes pensées ?
— Je me disais qu’on était très bien ici, croasse Roland. Eddie commence à dire quelque chose mais le Pistolero est fatigué ; il se recouche, regarde les premières étoiles clouter le dais violacé du ciel et
Brassage
dans les trois jours qui suivirent, l’état du Pistolero ne cessa de s’améliorer. Les lignes rouges sur son bras commencèrent par inverser leur progression puis s’estompèrent et disparurent. Le premier jour, comme prévu, tantôt il marcha, tantôt il se laissa tirer par Eddie. Le jour suivant, le travois devint inutile, ils n’eurent d’autre précaution à prendre que de s’arrêter toutes les une ou deux heures, le temps que la sensation cotonneuse quittât ses jambes. Ce fut durant ces périodes de repos, et dans celles comprises entre leur repas du soir et l’extinction des dernières braises préludant au sommeil, qu’il en apprit un peu plus sur Eddie et son frère. Il se rappela s’être demandé ce qui avait pu rendre leur relation si complexe, voire conflictuelle, mais après que le jeune homme eut amorcé son récit hésitant, sous-tendu par cette hargne rancunière qui naît des grandes douleurs, Roland aurait pu l’arrêter net, aurait pu lui dire : Ne t’en fais pas, Eddie. Je comprends tout.
Sauf que ça n’aurait fait aucun bien à Eddie. Le jeune homme ne parlait pas pour venir en aide à son frère puisque son frère était mort. Il parlait pour enterrer définitivement Henry. Et aussi pour se remettre en mémoire que si Henry était mort, lui ne l’était pas.
Le Pistolero l’écouta donc en silence.
Le fond du problème était simple : Eddie croyait avoir volé la vie de son frère, et celui-ci aussi l’avait cru. Conviction qui pouvait avoir germé seule dans l’esprit de Henry comme il pouvait l’avoir faite sienne à force d’entendre leur mère sermonner Eddie, lui répéter combien elle et Henry s’étaient sacrifiés pour lui, pour qu’il soit aussi protégé que possible dans la jungle de la cité, pour qu’il soit heureux, aussi heureux que possible dans cette jungle de la cité, pour qu’il ne finisse pas comme sa pauvre grande sœur dont il n’avait peut-être même pas vraiment gardé souvenir mais qui avait été si belle, Dieu la protège, dans Sa Grâce éternelle. Selina était avec les anges, et c’était à coup sûr un endroit merveilleux, mais elle ne voulait pas qu’Eddie la rejoigne tout de suite, qu’il se fasse écraser par un dingue de chauffard imbibé d’alcool comme sa sœur ou qu’un dingue de junkie lui troue la peau pour les malheureux vingt-cinq cents qu’il avait en poche et l’abandonne tripes à l’air sur le trottoir, et parce qu’elle ne pensait pas qu’Eddie ait envie d’être tout de suite avec les anges, elle lui conseillait d’écouter son grand frère, de faire ce que son grand frère lui disait de faire et de toujours se rappeler qu’Henry se sacrifiait pour lui par amour.
Eddie exprima au Pistolero ses doutes sur la connaissance que sa mère avait eue de certaines choses qu’ils avaient faites ensemble, Henry et lui, comme de piquer des illustrés chez le marchand de bonbons de Rincon Avenue ou de fumer en cachette derrière l’atelier de galvanoplastie de Cohoes Street.
Une fois, ils étaient tombés sur une Chevrolet avec les clés sur le tableau de bord et, bien qu’Henry eût à peine su conduire — il avait alors seize ans et son frère huit —, il avait poussé Eddie dans la voiture en lui disant qu’ils allaient descendre à New York. Eddie était mort de trouille et pleurait, Henry aussi avait peur et il était en colère contre Eddie, lui répétant de la fermer, d’arrêter de chialer comme un mioche, qu’il avait dix dollars en poche et qu’Eddie en avait trois ou quatre, qu’ils allaient passer la journée au cinéma, puis qu’ils prendraient le métro et seraient rentrés avant que leur mère ait eu le temps de mettre la table pour le souper et de se demander où ils étaient. Mais Eddie continuait de pleurer et, juste avant d’atteindre le Quennsboro Bridge, ils avaient reconnu au passage une voiture de police dans une rue transversale et, bien que certain que le chauffeur n’avait même pas eu les yeux tournés dans leur direction, Eddie avait répondu « Ouais » quand Henry lui avait demandé, la voix rauque et tremblotante, s’il pensait que le flic les avait vus. Henry avait pâli et pilé si sec qu’il s’était presque payé une borne d’incendie. Deux secondes plus tard, il cavalait sur le trottoir alors qu’Eddie, tout aussi paniqué que lui maintenant, restait à se battre avec la poignée peu familière de la porte. Henry avait fait demi-tour, libéré son petit frère, lui avait aussi expédié un aller-retour. Puis rentrer à pied — traîner, en fait — jusqu’à Brooklyn leur avait pratiquement pris l’après-midi et, quand leur mère avait voulu savoir pourquoi ils étaient en nage et avaient l’air si crevés, Henry lui avait dit avoir passé la journée à apprendre à Eddie une technique de basket sur le terrain derrière l’immeuble. Puis que des loubards s’étaient pointés et qu’ils avaient dû courir. Leur mère avait embrassé Henry et tourné vers Eddie un visage rayonnant. Elle lui avait demandé s’il n’avait pas le meilleur grand frère qui fût au monde. Eddie avait répondu que si. Et n’avait pas eu à se forcer : il le pensait.
— Il avait autant la trouille que moi, ce jour-là, dit Eddie à Roland alors qu’ils contemplaient les dernières lueurs du jour abandonnant les flots, cette masse d’eau où bientôt ne se refléterait d’autre clarté que celle des étoiles. Plus même, car il croyait que ce flic nous avait vus alors que je savais bien que non. C’est pour ça qu’il a couru. Mais il est revenu me chercher. C’est ça qui compte. Il est revenu.
Roland resta silencieux.
— Tu vois ce que je veux dire ? Tu le vois ?
Il posait sur Roland un regard âpre, interrogateur.
— Je vois.
— Il avait toujours peur, mais il est toujours revenu.
Roland songea qu’il aurait peut-être été préférable pour Eddie — si ce n’était pour tous les deux à long terme — qu’Henry eût continué de prendre ses jambes à son cou ce jour-là… ou n’importe quel autre jour. Mais les gens comme Henry ne faisaient jamais ça. Les gens comme Henry revenaient toujours parce que les gens comme Henry savaient se servir de la confiance. C’était bien la seule chose dont les gens comme Henry connaissaient le mode d’emploi. Ils commençaient par transformer la confiance en besoin, puis ils transformaient le besoin en drogue, et cela fait, ils… quel était le mot d’Eddie pour ça ? Ah oui, « dealer ». Ils la dealaient.
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