— Mais…
— Et en admettant même qu’ils nous aient monté un coup, on a assez de gens qui les infiltrent pour en faire tomber une quinzaine d’un coup. On sait qui, quand et comment.
Il se retourna sur Eddie.
— Bon, dit-il. Tu as quinze secondes pour arrêter tes conneries. Ensuite, j’envoie chercher Cimi Dretto pour qu’il te fasse mal. Puis, quand il t’aura fait mal pendant un petit bout de temps, il s’en ira et tu l’entendras faire mal à ton frère dans une pièce voisine.
Eddie se raidit.
Détends-toi, murmura le Pistolero qui pensa : Tu veux lui faire mal, il suffit de prononcer le nom de son frère. C’est comme si tu lui fouillais une plaie ouverte avec un bâton.
— Je vais emprunter vos toilettes, dit Eddie, montrant à l’autre bout de la pièce une porte si discrète qu’on l’aurait prise pour un panneau du revêtement mural. Je vais y aller tout seul et j’en ressortirai avec la moitié de votre cocaïne. Vous vous assurerez que c’en est, puis vous m’amènerez Henry. Quand je l’aurai vu, que j’aurai constaté qu’il va bien, vous lui donnerez notre marchandise et il rentrera chez nous avec un de vos messieurs. Ensuite, on tuera le temps, moi et… (il faillit dire Roland)… moi et les autres types que vous avez ici, en vous regardant bâtir vos châteaux de cartes. Dès qu’Henry sera à la maison, et en sécurité — c’est-à-dire sans pistolet braqué sur la tempe —, il va téléphoner, dira un certain mot. On en a convenu avant mon départ. Juste au cas où.
Le Pistolero vérifia dans l’esprit du prisonnier s’il s’agissait ou non d’un bluff. Apparemment, c’était vrai, du moins pour Eddie qui pensait que son frère aurait préféré mourir que de donner le feu vert si quelque chose clochait. Roland en était moins sûr.
— Tu t’imagines sans doute que je crois encore au Père Noël ? demanda Balazar à Eddie.
— Je sais qu’il n’en est rien.
— Claudio, fouille-le. Toi, Jack, tu vas dans mes toilettes et tu les passes au peigne fin.
— Y a-t-il ici un endroit que je ne connaîtrais pas ? demanda Andolini.
Balazar prit son temps pour répondre, ses yeux sombres examinant attentivement son lieutenant.
— Oui, il y a une cache au fond de l’armoire à pharmacie. J’y garde deux ou trois bricoles. C’est trop petit pour une livre de coke mais autant vérifier.
Jack gagna la porte et, alors qu’il l’ouvrait, le Pistolero entrevit dans les latrines la même lumière glacée que celle du véhicule aérien. Puis la porte se referma.
Balazar ramena les yeux sur Eddie.
— Pourquoi vas-tu inventer des histoires pareilles ? lui de-manda-t-il, presque avec tristesse. Je te croyais malin.
— Regardez-moi, rétorqua tranquillement Eddie. Regardez-moi en face et dites-moi que ce sont des inventions.
Balazar fit comme demandé. Scruta longuement Eddie. Puis il se détourna, les mains si enfoncées dans les poches que son postérieur de péquenot se dessinait sous le tissu tendu. Il présentait un dos de père affligé — navré que son fils s’obstinât dans l’erreur — mais, avant de ne plus voir que son dos, Roland avait surpris sur le visage de Balazar une expression totalement étrangère au chagrin. Ce que Balazar venait de lire dans les yeux d’Eddie ne l’avait en fait nullement chagriné mais perturbé au plus haut point.
— À poil, dit Claudio qui avait sorti son arme et la braquait sur Eddie.
Eddie commença de se déshabiller.
5
Ça ne me plaît pas, songeait Balazar en attendant que Jack Andolini ressorte des toilettes. Il avait peur, transpirait à présent non seulement sous les bras et autour des parties — endroits qu’il avait moites en permanence, même quand il gelait à pierre fendre —, mais de partout. Eddie était parti avec la touche d’un junkie — d’un junkie malin mais d’un junkie quand même, d’un type qu’on menait où on voulait, solidement ferré à l’hameçon de la poudre — et revenu avec celle… celle d’un quoi ? Comme s’il avait grandi en un sens, comme s’il avait changé.
Comme si quelqu’un lui avait injecté une bonne dose de cran frais.
Ouais. Il y avait ça. Et il y avait la dope. Cette putain de dope.
Jack était en train de retourner les toilettes et Claudio fouillait Eddie, déployant la férocité d’un maton sadique. Eddie avait montré une impassibilité dont Balazar ne l’aurait jamais cru capable, ni lui ni aucun autre drogué, quand Claudio, après s’être enduit la main droite des quatre glaviots qu’il s’était crachés dans la gauche, la lui avait enfoncée dans le cul jusqu’au poignet et au-delà.
Pas de dope dans les toilettes, ni sur Eddie, ni dans Eddie. Non plus que dans ses vêtements, dans sa veste, dans son sac. Tout ça ne pouvait être qu’un bluff.
Regardez-moi en face et dites-moi que ce sont des inventions.
Il l’avait regardé en face. Avait vu quelque chose de renversant. Qu’Eddie était parfaitement sûr de lui, qu’il s’apprêtait à entrer dans ces toilettes pour en ressortir avec la moitié de la coke.
Et lui-même y avait presque cru.
Claudio Andolini récupéra sa main. Ses doigts firent floc en s’extirpant du trou du cul d’Eddie. Sa bouche se tordit, prit l’aspect d’une ligne emmêlée.
— Grouille-toi, Jack. J’ai de sa merde de junkie plein la pogne.
— Si j’avais su que t’allais enquêter de ce côté, Claudio, je me serais soigneusement récuré le derche avec un barreau de chaise la dernière fois que j’ai coulé un bronze. Ta main serait ressortie parfaitement clean et j’aurais pas eu l’impression de me faire violer par un taureau.
— Jack !
— Tu n’as qu’à aller te laver dans la cuisine, dit Balazar. Eddie et moi, on ne va pas se sauter à la gorge dès que tu auras le dos tourné. Pas vrai, Eddie ?
— Sûr.
— De toute façon, il est net, dit Claudio. Enfin, net n’est peut-être pas le mot. Je veux dire qu’il n’a rien sur lui.
Il sortit en laissant pendre sa main merdeuse à bout de bras comme si c’était un poisson crevé.
Eddie reporta tranquillement son attention sur Balazar qui pensait de nouveau à Harry Houdini, à Blackstone, à Doug Henning et à David Copperfield. On n’arrêtait pas de dire que la prestidigitation avait rejoint le vaudeville dans le cimetière du show-business, mais Henning restait une superstar et il se souvenait encore de l’enthousiasme de la salle quand il avait assisté au spectacle du gamin Copperfield à Atlantic City. Balazar adorait les illusionnistes depuis le premier numéro de magie vu à un coin de rue quand il était encore tout gosse. Un gars qui s’assurait son argent de poche avec des tours de cartes. Et qu’est-ce qu’ils faisaient tous avant de faire apparaître quelque chose… un truc devant quoi le public allait d’abord rester bouche bée puis exploser dans un tonnerre d’applaudissements ? Inviter quelqu’un dans la salle pour vérifier que l’endroit d’où allait sortir le lapin — ou la colombe ou le joli petit lot, les nibards à l’air, ou tout ce que vous voudrez — était parfaitement vide. Et mieux que ça, pour s’assurer qu’il n’y avait aucun moyen que quoi que ce soit y rentre.
Je me dis qu’il a peut-être réussi son coup. Je ne sais pas comment et j’en ai rien à cirer. Tout ce que je vois, c’est que ça ne me plaît pas… non, que ça ne me plaît pas du tout.
6
Il y avait également quelque chose qui ne plaisait pas du tout à George Blondi et il se demandait de quoi Eddie Dean serait capable lorsqu’il l’apprendrait.
Car il était pratiquement sûr qu’un peu après l’entrée de Cimi dans le bureau du comptable pour baisser les lumières, Henry était mort. Mort sans tambour ni trompette, tranquillement, sans emmerder personne. Emporté comme une spore de pissenlit par la brise. George estimait que l’événement avait pu se produire aux alentours du moment où Claudio était parti se laver les mains dans la cuisine.
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