« Ouais, petit frère, d’accord, répondait Henry. Discrétion totale. Je prends tout ça en main. »
Mais de temps à autre, quand Eddie regardait la mine terreuse de son frère et ses yeux brûlants, il avait la conviction qu’Henry n’aurait plus jamais rien en main.
Ce qu’il aurait voulu dire à Henry dans ces circonstances, et qui n’aurait rien eu à voir avec le risque que son frère se fît pincer ou même que tous deux se fissent pincer, c’était : « Henry, c’est comme si tu cherchais un endroit pour crever. C’est ça que j’ai l’impression, et, putain, tout ce que je veux, c’est que tu décroches. Parce que si tu crèves, pourquoi est-ce que j’ai vécu, moi ? »
— Henry ne va pas bien, dit Andolini. Il a besoin qu’on le surveille. Il faut… comment c’est dans la chanson ? Ah oui… un pont au-dessus de ces eaux troubles [2] Allusion à la chanson de Simon & Garfunkel : Bridge over Troubled Waters. (N.d.T.)
. C’est de ça qu’il a besoin, d’un pont pour franchir des eaux troubles. Il Roche est ce pont.
Il Roche est un pont vers l’Enfer, songea Eddie, puis, tout haut :
— C’est là qu’est Henry ? Chez Balazar ?
— Oui.
— Si je lui donne sa marchandise, il me donne Henry ?
— Et votre marchandise, lui rappela Andolini.
— En d’autres termes, on retourne à la normale.
— Exact.
— Maintenant, dis-moi ce qui va se passer, selon toi. Dis-le-moi, Jack. Je veux que tu me le dises en face. Et si tu en es capable, je veux voir de combien ton nez s’allonge.
— Je ne te suis pas, Eddie.
— Mais si, tu me suis parfaitement. Balazar pense que j’ai sa marchandise, c’est ça ? Il le penserait qu’il serait idiot, or je sais qu’il ne l’est pas.
— Moi, j’ignore ce qu’il pense, répliqua Andolini, serein. Ce n’est pas mon boulot de le savoir. Il sait que tu avais sa marchandise en quittant les Bahamas, que tu t’es fait coincer par la douane mais que tu es ici au lieu d’être en route pour le dépôt. Et il sait que cette marchandise ne peut qu’être cachée quelque part.
— Et aussi que j’ai les douanes qui me collent au cul comme une combinaison à la peau d’un plongeur. Il le sait parce que vous le savez et que vous l’avez prévenu sur la radio du camion par une espèce de message codé du genre : « Napolitaine, une, sans anchois. » Je me trompe, Jack ?
Jack Andolini s’abstint de répondre, garda son air serein.
— À ceci près que c’était lui raconter quelque chose qu’il savait déjà. Comme de relier les points d’un motif qu’on commence à entrevoir.
Dans la lumière dorée du couchant qui lentement virait à l’orange d’un brasier, Andolini resta campé, toujours aussi serein, continuant de ne rien dire.
— Il se dit probablement qu’ils m’ont retourné, que je marche pour eux. Il me croit assez bête pour ça. Je ne lui reproche rien, en fait. Je veux dire : pourquoi pas ? Un junkie est capable de n’importe quoi. Vous voulez vérifier s’ils m’ont branché ?
— Tu ne l’es pas. J’ai un gadget dans le camion. Une sorte de dispositif antibrouillage, sauf que ça capte les ondes courtes. Et, pour peu que ce soit efficace, je ne crois pas que tu marches pour les Fédés.
— Ah bon ?
— Ouais. Bon, alors est-ce qu’on se décide à aller en ville ou non ?
— Est-ce que j’ai vraiment le choix ?
Non, fit Roland dans sa tête.
— Non, dit Andolini.
Eddie retourna vers le camion. Le gosse au ballon de basket était toujours planté de l’autre côté de la rue, son ombre si longue qu’elle ressemblait à celle d’une grue.
— Taille-toi, lui lança Eddie. Tu n’as jamais été là, tu n’as rien vu. Allez, déguerpis.
Le gamin ne se le fit pas dire deux fois.
— Pousse-toi, dit-il ensuite à Col qui le regardait venir, la figure barrée d’un large sourire.
— Je crois que tu devrais plutôt te mettre au milieu.
— Pousse-toi, répéta Eddie.
Col riva sur lui des yeux ronds puis les tourna vers Andolini qui ne répondit pas à leur interrogation muette, se contentant de tirer sa portière et de fixer droit devant lui le regard serein d’un bouddha, abandonnant à ses disciples le soin de s’installer comme bon leur semble. Après un dernier regard à Eddie, Col se poussa.
Ils pénétrèrent dans New York, et bien que le Pistolero (tout à la contemplation émerveillée de structures sans cesse plus hautes et plus gracieuses, de ponts pareils à des toiles d’araignées d’acier enjambant un fleuve d’une largeur extrême et de véhicules aériens pourvus de pales dont le tournoiement les suspendait dans le ciel telles d’étranges libellules créées par l’ingéniosité des hommes) n’en eût aucunement conscience, ils se dirigeaient vers la Tour.
9
De même qu’Andolini, Enrico Balazar ne pensait pas qu’Eddie Dean aurait été retourné par les Fédés. De même qu’Andolini, il en avait l’intime conviction.
Le bar était vide — FERMÉ POUR LA SOIRÉE, indiquait la pancarte sur la porte — et Balazar, dans son bureau, attendait l’arrivée d’Andolini et de Col Vincent accompagnés du jeune Dean. Il avait avec lui ses deux gardes du corps, Cimi Dretto et Claudio Andolini, le frère de Jack, tous deux installés sur le canapé, à gauche de l’immense bureau, et rivant des yeux fascinés sur l’édifice dont leur patron avait entrepris l’érection. La porte était ouverte, donnant sur un petit couloir qui, à droite, par l’arrière du bar, menait à la petite cuisine où ne se préparaient jamais que des pâtes, et à gauche au bureau du comptable et à la resserre. Dans ce bureau subalterne, trois autres « messieurs » de Balazar — c’était le nom qu’on leur donnait — jouaient au Trivial Poursuit avec Henry Dean.
— OK, disait George Blondi, en voilà une facile, Henry. Henry ? Ho ! Ho ! Henry ? Terre appelle Henry ? On demande Henry sur Terre. Redescends, Henry. Je répète : Redescends, Hen…
— J’suis là, j’suis là, fit Henry, la voix pâteuse, celle du type endormi qui dit le contraire à sa femme pour qu’elle lui foute encore la paix cinq minutes.
— OK. Arts et Spectacles. La question est… Putain, Henry ! Tu fais chier à piquer du nez quand j’te parle !
— C’est pas vrai, gueula Henry, hargneux. J’pique pas du nez !
— OK. Quel roman à succès écrit par William Peter Blatty a pour cadre Georgetown, banlieue chic de Washington, et pour thème la possession démoniaque d’une jeune fille ?
— Johnny Cash, répondit Henry.
— Seigneur ! brailla Tricks Postino. Johnny Cash ! Tu n’as que ça à la bouche. C’est ta réponse à tout.
— Johnny Cash EST la réponse, dit Henry, solennel, et il y eut un moment de silence, palpable dans sa méditative stupéfaction… puis un énorme éclat de rire, non seulement des types présents dans la pièce mais des deux autres « messieurs » logés dans la resserre.
— Vous voulez que je ferme la porte, monsieur Balazar ? demanda Cimi.
— Non, ça ira.
Balazar était un Sicilien de deuxième génération mais il s’exprimait sans une once d’accent et certainement pas comme un homme qui n’aurait reçu d’autre éducation que celle des rues. À la différence de bon nombre de ses contemporains dans son secteur d’activités, il était allé jusqu’au bout de sa scolarité secondaire. Plus loin même, puisqu’il avait fait deux années de gestion à l’université de New York. Tout comme ses méthodes de travail, sa voix était tranquille, cultivée, américaine, et elle rendait son aspect physique aussi trompeur que celui de Jack Andolini. Les gens qui l’entendaient pour la première fois ouvraient presque toujours des yeux ronds comme s’ils assistaient au spectacle d’un ventriloque exceptionnellement doué. Car il avait la touche d’un paysan ou d’un tenancier d’auberge, ou encore d’un mafioso à temps partiel, qui n’aurait réussi pas tant par l’usage de ses facultés intellectuelles que par celle d’être au bon endroit au bon moment. Il ressemblait à ce que les marlous de la génération précédente avaient appelé un « Père Lustucru ». Un gras du bide fringué comme un bouseux. Ce soir, il était en bras de chemise (blanche, le col ouvert, des taches de sueur s’élargissant aux aisselles) et pantalon de tergal gris, ses pieds dodus à même des mocassins marron si avachis qu’ils tenaient plus de la mule que de la chaussure. Violettes et bleues, des varices s’entortillaient autour de ses chevilles.
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