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La deuxième fois qu’il retourna dans son propre corps, il le trouva dans un sommeil si profond qu’il le crut un moment déjà entré dans le coma… dans un état où les fonctions vitales s’étaient à ce point réduites au minimum qu’il n’allait pas manquer de voir sa conscience entamer d’une seconde à l’autre une longue glissade dans les ténèbres.
À l’inverse, il força donc ce corps à l’éveil, le bouscula hors de la tanière de pénombre où il s’était terré. Il accéléra son cœur, fit remonter le long des nerfs la souffrance qui grésillait à fleur de peau, rendit sa chair à la douloureuse réalité.
Il faisait nuit. Les étoiles scintillaient dans le ciel. Les espèces de chaussons qu’Eddie lui avait pris étaient des parcelles de chaleur dans la fraîcheur nocturne.
Il n’avait pas faim, mais il allait manger. Et d’abord…
Il regarda les petites pilules blanches. De l’astine, avait dit le prisonnier. Non, il n’avait pas tout à fait dit ça mais le mot exact lui était imprononçable. Un médicament, de toute manière. Un médicament de cet autre monde.
Pas ce dont il avait vraiment besoin — du moins était-ce l’avis d’Eddie —, mais quelque chose qui ferait tomber la fièvre.
Trois maintenant, trois plus tard.
Il s’en mit trois dans la bouche mais attendit pour les avaler d’avoir ôté l’étrange couvercle — ni du papier ni du verre mais tenant un peu des deux — du gobelet en carton contenant la boisson, et d’avoir ainsi de quoi les faire passer.
La première gorgée fut une telle surprise qu’il resta un moment contre le rocher auquel il s’était adossé, les yeux tellement écarquillés, fixes et éclaboussés de reflets d’étoiles qu’un improbable promeneur passant devant lui l’aurait à coup sûr pris pour déjà mort. Puis il but avec avidité, les mains crispées autour du gobelet, tellement absorbé dans ce qu’il buvait que la douleur atroce et pulsative de ses doigts absents n’était même plus sensible.
Quelle douceur ! Dieu, que c’est suave ! Que c’est doux ! Que…
Un des petits glaçons plats du breuvage se prit dans sa gorge. Il toussa, se martela la poitrine, réussit à le déloger. Il se retrouvait avec une autre douleur dans le crâne, la sensation d’une sorte de vif-argent coulant en lui après avoir bu trop vite quelque chose de trop froid.
Il gisait immobile, sentant battre son cœur comme un moteur emballé, sentant cette énergie toute neuve lui déferler dans le corps avec une telle véhémence qu’un risque d’explosion n’était pas à exclure. Sans vraiment réfléchir à ce qu’il faisait, il déchira un autre morceau de sa chemise — il n’allait bientôt plus lui en rester qu’un chiffon autour du cou — et se l’étala sur la cuisse. Il y verserait les glaçons quand il aurait fini de boire, se confectionnant ainsi une espèce de vessie pour sa main blessée. Mais son esprit était ailleurs.
Tant de douceur ! criait et répétait chacune de ses pensées, s’efforçant d’en saisir le sens, ou de se convaincre qu’il y avait là un sens — un peu comme Eddie avait tenté de se convaincre que l’autre avait une existence réelle, qu’il ne s’agissait pas d’une aberration mentale, d’un tour que cherchait à lui jouer quelque autre part de lui-même. Que c’est doux ! Que c’est suave !
Le noir breuvage était saturé de sucre, plus encore que Marten — dont l’austère et ascétique apparence avait dissimulé gourmandise et sensualité — n’en avait mis le matin dans son café.
Du sucre… blanc… en poudre…
Le regard du Pistolero dévia vers les sacs, à peine visibles sous l’herbe qu’il avait jetée dessus pour en masquer la présence, et se demanda fugitivement si leur contenu et ce qu’il y avait dans cette boisson n’étaient pas une seule et même substance. Il savait qu’Eddie n’avait pas eu de problème pour le comprendre dans ce monde-ci quand ils s’étaient retrouvés tous deux, face à face et distincts. Et il soupçonnait que s’il passait physiquement dans le monde du prisonnier (ce qu’il savait par intuition réalisable… encore que, si la porte se refermait pendant qu’il y était, il serait à jamais condamné à demeurer dans ce monde tout comme Eddie dans le sien si c’était l’inverse), il aurait une compréhension tout aussi parfaite de la langue. Il savait aussi, pour avoir séjourné dans l’esprit d’Eddie, que les langues des deux mondes étaient fondamentalement similaires. Similaires mais pas tout à fait superposables. Popkin se disait là-bas sandwich, et déchiner y était chercher quelque chose à manger. En ce cas… la drogue qu’Eddie nommait cocaïne ne pouvait-elle s’appeler sucre dans le monde du Pistolero ?
Ce qui lui parut aussitôt fort improbable. Eddie avait acheté cette boisson ouvertement, se sachant observé par des gens au service des Prêtres de la Douane. Bien plus, Roland sentait que le prix en était relativement modique. Inférieur même à celui des popkins à la viande. Non, sucre et cocaïne n’étaient pas synonymes, mais Roland ne pouvait comprendre que quiconque eût envie de cocaïne — ou de quelque autre drogue illégale, en l’occurrence — dans un monde où une substance de la puissance du sucre était disponible en abondance et bon marché.
Il baissa de nouveau les yeux sur les popkins, sentit les premiers tiraillements de la faim… et constata, sidéré, empli d’une gratitude confuse, qu’il se sentait déjà mieux.
La boisson ? Était-ce elle ? Avec sa teneur en sucre ?
Pour une part, peut-être… mais réduite. Que le sucre pût momentanément ranimer l’énergie défaillante, il le savait depuis l’enfance ; il le savait néanmoins parfaitement incapable de calmer la douleur ou de faire tomber la fièvre quand une infection avait transformé votre corps en fournaise. Or c’était exactement ce qui venait de se produire… une expérience qui se prolongeait.
Le tremblement convulsif n’était plus qu’un souvenir, la sueur achevait de s’évaporer sur son front et les hameçons qui lui avaient tapissé la gorge semblaient avoir disparu. Incroyable, certes, mais tout aussi incontestable — et nullement le fruit de son imagination ou de ses souhaits (frivole tentation d’un auto-mensonge dont le Pistolero ignorait tout depuis des décennies).
Ses doigts et orteils manquants continuaient de palpiter et de se plaindre mais il ne doutait pas que cette souffrance allait à son tour s’atténuer.
Il rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et remercia Dieu.
Dieu et Eddie Dean.
Ne va pas commettre la bêtise de placer ton cœur à sa portée, Roland, fit une voix dans le tréfonds de sa conscience — ni le gloussement nerveux de l’homme en noir ni l’âpre grondement de Cort — plutôt celle de son père. Tu sais ce qu’il vient de faire pour toi, il l’a fait par nécessité personnelle, tout comme tu sais que ces hommes — ces Inquisiteurs — ont en partie ou tout à fait raison à son endroit. C’est un faible vaisseau, et ils l’ont retenu pour des motifs qui n’avaient rien d’erroné ou de vil. Certes, il y a de l’acier en lui, je te le concède, mais il y a cette faiblesse. Il est comme Hax, le cuisinier. Hax fut empoisonneur la mort dans l’âme, mais cela n’a jamais fait taire les cris des mourants dont les entrailles se tordaient pendant qu’ils crevaient. Et il est une dernière chose qui doit t’inciter à la prudence…
Mais Roland n’avait besoin d’aucune voix pour lui dire quelle était cette ultime raison : il l’avait lue dans les yeux de Jake quand le gamin avait finalement commencé à comprendre quel était son but.
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