Créosote sirota sa bière et s’absorba dans la contemplation du mur, baigné d’une sensation de douce chaleur. Des centaines, songeait-il. Et elle en connaît même à l’envers.
Elle s’éclaircit la gorge et commença, d’une voix chantante qui mit le feu au pouls de Créosote : « Il était une fois un homme qui avait huit fils…»
* * *
Le Patricien, assis à sa fenêtre, écrivait. Il avait l’esprit cotonneux pour ce qui concernait les huit ou quinze derniers jours, et il n’aimait pas beaucoup ça.
Un serviteur avait allumé une lampe pour chasser le crépuscule, et quelques papillons de nuit en avance sur l’horaire tournaient autour. Le Patricien les observa attentivement. Pour une quelconque raison, il se sentait mal à l’aise en présence de verre mais ce n’était pas encore ce qui l’ennuyait le plus, tandis qu’il fixait intensément les insectes.
Ce qui l’ennuyait, c’était qu’il refrénait une envie pressante de les attraper avec la langue.
Et Karlou, allongé sur le dos aux pieds de son maître, rêvait qu’il aboyait.
* * *
Les lumières étaient allumées par toute la ville, mais les derniers et rares rayons du soleil couchant illuminaient les gargouilles qui s’aidaient les unes les autres dans leur longue ascension du toit.
Le bibliothécaire les regardait depuis sa porte ouverte, tout en se grattant avec philosophie. Puis il se retourna et referma le battant au nez de la nuit.
Il faisait bon dans la bibliothèque. Il faisait toujours bon dans la bibliothèque, parce que la dispersion de magie qui produisait la lueur rougeoyante chauffait aussi légèrement l’atmosphère ambiante.
Le bibliothécaire considéra ses protégés d’un œil approbateur, effectua une dernière ronde parmi les rayonnages en sommeil, tira sa couverture sous son bureau, mangea sa banane du soir et s’endormit.
Le silence reprit peu à peu possession de la bibliothèque. Le silence gagna les restes d’un chapeau très cabossé, effrangé et roussi sur les bords, solennellement exposé dans une niche du mur. Aussi loin qu’aille un mage, il reviendra toujours chercher son chapeau.
Le silence se répandit dans l’Université de la même façon que l’air se répand dans un trou. La nuit s’étendit sur le Disque comme de la confiture de prunes, ou peut-être de la gelée de mûres.
Mais il y aurait un matin. Il y aurait toujours un autre matin.
AINSI PREND FIN
SOURCELLERIE,
CINQUIÈME LIVRE DES
ANNALES DU DISQUE-MONDE.
Traduit de l’anglais par Patrick Couton
LES ANNALES DU DISQUE-MONDE-05
L’ATALANTE
Nantes
Illustration de couverture : Josh Kirby
SOURCERY
1 èrepublication : Victor Gollanez Ltd, Londres
© Terry Lyn Pratchett, 1988
© Librairie l’Atalante. 1995, pour la traduction française
ISBN 978-2-84172-000-2
Masculin, oui. (N.d.T.)
Du strass au même titre que tes cailloux du Rhin, mais d’un autre fleuve. Quand il s’agit d’objets brillants, les mages témoignent d’autant de goût et de retenue qu’une pie au cerveau détraqué.
Dans cette même bibliothèque où, la chose a déjà été signalée, la routine coups-de-tampon-et-classification-Dewey n’a pas cours, un accident magique avait autrefois changé le bibliothécaire en orang-outan. L’animal avait depuis résisté à tous les efforts entrepris pour le ramener à sa condition humaine première. Il appréciait la commodité des longs bras, les orteils préhensiles et le droit de se gratter en public, mais surtout le fait que les grandes questions de l’existence s’étaient soudain réduites à un vague intérêt sur la provenance de la prochaine banane. Non pas qu’il fût insensible au désespoir et à la noblesse de la condition humaine. Ceci dit, en ce qui le concernait, on pouvait se les mettre quelque part.
Le sillon que laissèrent les gargouilles en fuite amenèrent le jardinier en chef de l’Université à mordre son râteau et fut à l’origine de la citation célèbre : « Comment on obtient une pelouse comme ça ? On la tond, on la passe au rouleau, puis une bande de saligauds débarque et marche dessus. »
Dans la plupart des bibliothèques anciennes on enchaîne les livres aux rayonnages pour empêcher les gens de les endommager. Dans la bibliothèque de l’Université Invisible, bien sûr, c’est plus ou moins le contraire.
Du moins pour quiconque a envie de se réveiller sous la même forme, voire de la même espèce, qu’au moment de se mettre au lit.
La vhermine est une petite parente noire et blanche des lemmings ; on la trouve dans les régions froides d’Axlande. Sa peau est rare et très estimée, en particulier de la vhermine elle-même ; la sale petite égoïste ferait n’importe quoi pour la garder.
Parce que Crissaro avait avalé les pierres pour les mettre en sûreté.
La publication de la Guilde des Marchands, Bienvenus à Ankh-Morporke, Citée aux milles Surprises, décrit le quartier du Vieux Morpork connu sous le nom des Ombres comme « un réseau folquelorique d’antiques passages et de rues pistoreques, où l’émossion et Paromance se tapissent au détoure de chaque carefoure, où l’on entend moult cris tradissionels des marchands de jadisse et l’on voit les fysionomies riantes des abitants qui vaquent à leurs afaires. » Autrement dit : vous voilà prévenus.
L’étude de la génétique sur le Disque avait tourné court très tôt, lorsque les mages avaient tenté un croisement expérimental entre des cobayes aussi connus que la mouche du vinaigre et le pois de senteur. Ils n’avaient malheureusement pas saisi parfaitement les principes essentiels, et le résultat – une espèce d’haricot vert qui bourdonnait – avait mené une existence aussi triste que brève avant de se faire avaler par une araignée de passage.
L’écrasante majorité des citoyens étant définie dans ce cas comme tous ceux qui ne pendent pas d’ores et déjà par les pieds au-dessus d’une fosse à scorpions.
Le goût des mages en matière de jeux de mots équivaut à peu près à leur goût pour tout ce qui brille.
Évidemment, les citoyens d’Ankh-Morpork avaient toujours prétendu que l’eau du fleuve était de toutes façons incroyablement pure. Comment pouvait-il en être autrement, soutenaient-ils, d’une eau filtrée par tant de reins ?
Personne n’a jamais eu le courage de lui demander ce qu’il y faisait.
Ou en l’air, ou en face. La disposition de la bibliothèque de l’Université Invisible était un cauchemar topographique, car la présence d’autant de magie accumulée tire-bouchonnait les dimensions et la gravité en une espèce de spaghetti qui aurait donné à M. C. Escher l’envie d’aller s’allonger, par terre, en l’air ou en face.
Les haschichims, qui tiraient leur nom des grandes quantités de haschich qu’ils consommaient, avaient la particularité unique parmi les tueurs vicieux d’être mortellement dangereux en même temps qu’enclins à glousser, à prendre leur pied pour des jeux d’ombre et de lumière fascinants sur leurs terribles lames de couteaux et, dans les cas extrêmes, à s’écrouler par terre.
Читать дальше