— J’essaierai de m’en souvenir, dit Thune.
— Capital, répéta le mage presque pour lui-même. À présent, je crois que tu ferais bien de filer. »
Rincevent se rapprocha en catimini de la Chose. Celle-ci avait des pattes de poulet, mais la majeure partie du reste était par bonheur cachée derrière ce qui ressemblait à des ailes repliées.
C’était, songea-t-il, le moment de prononcer quelques mots, les derniers. Ce qu’il dirait maintenant deviendrait sans doute très important. Peut-être des mots dont on se souviendrait, qu’on se transmettrait, qu’on graverait même profondément dans des plaques de granit.
Des mots sans trop de lettres tarabiscotées, donc.
« Je voudrais vraiment être ailleurs », marmonna-t-il…
Il leva la chaussette, la fit tournoyer une fois ou deux et l’abattit sur ce qu’il espérait la rotule de la Chose.
La créature lâcha un bourdonnement strident, se tourna follement tandis que ses ailes s’ouvraient en grinçant, donna un vague coup de sa tête de vautour en direction de son agresseur et reçut une autre chaussettée de sable façon uppercut.
Rincevent jeta un regard affolé autour de lui pendant que la Chose reculait en titubant, et il aperçut Thune toujours là où il l’avait laissé. Horrifié, il vit le gamin s’avancer vers lui, les mains instinctivement levées pour un tir de magie qui, ici, scellerait leur sort à tous deux.
« Fiche-moi le camp, espèce d’idiot ! » hurla-t-il tandis que la Chose se reprenait pour une contre-attaque. Surgis de nulle part, les mots lui vinrent : « Tu sais ce qui arrive aux vilains petits garçons ! »
Thune pâlit, fit demi-tour et courut vers la lumière. Il se déplaçait comme dans de la mélasse, luttait contre la pente de l’entropie. L’image déformée du monde à l’envers lui apparut à quelques pas, puis à moins d’un mètre, elle tremblotait, hésitante…
Un tentacule s’enroula autour de sa jambe et le fit tomber la tête la première.
Il jeta les mains en avant dans sa chute, et l’une d’elles toucha de la neige. Quelque chose comme un gant de cuir doux et chaud la saisit aussitôt, mais l’enveloppe délicate dissimulait une poigne aussi solide que l’acier trempé, qui tira le jeune garçon par la brèche, ainsi que ce qui le retenait.
De la lumière et des ténèbres granuleuses défilèrent à toute vitesse autour de lui, et il se retrouva soudain glisser sur des pavés luisants de glace.
Le bibliothécaire lâcha sa prise, debout au-dessus de Thune, un tronçon de grosse poutre en bois à la main. Un instant, l’anthropoïde se dressa contre les ténèbres, son épaule, son coude et son poignet droits se déplièrent, véritable poème sur la force de levier appliquée, et dans un mouvement aussi inexorable que l’aube de l’intelligence il abattit le bras avec une puissance terrible. Il y eut un écrasement mou, un cri strident outragé, et l’étreinte cuisante sur la jambe de Thune disparut.
La colonne sombre vacilla. Des hurlements et des coups sourds s’en échappèrent, déformés par la distance.
Thune se remit péniblement sur ses pieds et voulut se précipiter à nouveau dans les ténèbres, mais cette fois le bras du bibliothécaire lui bloqua la routé.
« On ne peut pas le laisser là-dedans ! »
Le primate haussa les épaules.
Un crépitement s’échappa encore de l’obscurité, suivi d’un silence presque complet.
Mais presque seulement. Tous deux crurent entendre, très loin mais distinctement, une course de pas qui s’estompa peu à peu.
Un écho leur parvint du monde extérieur. L’anthropoïde jeta un regard circulaire, puis poussa bien vite Thune de côté lorsqu’un objet trapu, cabossé, monté sur des centaines de petites jambes, déboucha en trombe dans la cour dévastée et, sans même ralentir son allure, bondit dans l’obscurité mourante qui tremblota une dernière fois et se volatilisa.
Une soudaine rafale de neige souffla là où elle s’était trouvée.
Thune se libéra d’une torsion de la prise du bibliothécaire et courut dans le cercle qui déjà blanchissait. Ses pieds firent voler des grains de sable fin.
« Il est pas ressorti ! dit-il.
— Oook, fit le bibliothécaire avec philosophie.
— Je croyais qu’il sortirait. Vous savez, à la toute dernière seconde.
— Oook ? »
Thune examina de près les pavés, comme si par la simple concentration il pouvait changer ce qu’il voyait. « Il est mort ?
— Oook », observa le bibliothécaire, donnant ainsi à entendre que Rincevent se trouvait dans une contrée où même des notions comme le temps et l’espace restaient aléatoires, qu’il ne servait sans doute pas à grand-chose de s’interroger sur son état en ce moment précis, s’il occupait effectivement un moment précis du temps, que tout bien considéré il pourrait même réapparaître demain, voire, pourquoi pas ? hier, et qu’en fin de compte s’il existait la moindre chance de survie, le mage la saisirait presque certainement.
« Oh », fit Thune.
Il regarda le bibliothécaire faire demi-tour en traînant les pieds et reprendre la direction de la Tour de l’Art ; un terrible sentiment de solitude l’envahit alors.
« Dites ! hurla-t-il.
— Oook ?
— Qu’est-ce que je fais maintenant ?
— Oook ? »
Thune agita vaguement la main vers le paysage dévasté.
« Vous savez, je pourrais peut-être faire quelque chose pour ça ? dit-il d’une voix prête à céder à la terreur. Vous croyez que ce serait une bonne idée ? Je veux dire, je pourrais aider les gens. Je suis sûr que ça vous plairait de redevenir humain, hein ? »
L’éternel sourire du bibliothécaire remonta un peu plus sur sa figure, juste assez pour lui découvrir les dents.
« D’accord, peut-être pas, s’empressa de dire Thune, mais il y a d’autres choses que je pourrais faire, non ? »
Le bibliothécaire le considéra un moment, puis son regard tomba sur sa main. Le gamin eut un tressaillement coupable et ouvrit les doigts.
L’anthropoïde attrapa adroitement la petite boule argentée avant qu’elle ne tombe par terre et se la tint devant un œil. Il la renifla, la secoua doucement et l’écouta un instant.
Puis il arma son bras et la lança au loin de toutes ses forces.
« Qu’est-ce…» commença Thune qui atterrit de tout son long dans la neige lorsque le bibliothécaire le bouscula et lui plongea sur le dos.
La boule infléchit sa course au sommet de son orbe et retomba, sa trajectoire parfaite brutalement interrompue par le sol. Il y eut un bruit comme une corde de harpe qui se casse, un bref babillage de voix incompréhensibles, une bouffée de vent chaud. Les dieux du Disque étaient libres.
Et très en colère.
* * *
« On ne peut rien faire, n’est-ce pas ? fit Créosote.
— Non, fit Conina.
— La glace va gagner, n’est-ce pas ? fit Créosote.
— Oui, fit Conina.
— Non », fit Nijel.
Il tremblait de rage, ou peut-être de froid, aussi pâle que les glaciers qui passaient sous eux en grondant.
Conina soupira. « Dites, comment vous croyez… commença-t-elle.
— Descendez-moi quelque part à quelques minutes devant eux, la coupa Nijel.
— Je ne vois vraiment pas à quoi ça avancerait.
— Je ne vous demande pas votre avis, dit Nijel d’une voix calme. Faites-le, c’est tout. Descendez-moi un peu en avant d’eux pour que j’aie le temps de régler la question.
— Quelle question ? »
Nijel ne répondit pas.
« J’ai dit, fit Conina : quelle…
— La ferme !
— Je ne vois pas pourquoi…
— Écoutez, dit Nijel avec le reste de patience qui précède un meurtre à la hache. La glace va recouvrir le monde entier, pas vrai ? Tout le monde va mourir, d’accord ? En dehors de nous pendant un petit moment, j’imagine, jusqu’à ce que les chevaux réclament leur… leur… leur avoine, ou les toilettes, n’importe quoi, ce qui ne nous mène pas loin, sauf que Créosote aura peut-être encore le temps d’écrire un sonnet ou autre chose sur le froid qui nous tombe dessus d’un seul coup et sur toute l’histoire humaine qui va se faire balayer, alors dans ces conditions j’aimerais bien qu’on comprenne qu’il n’y a pas à discuter, vu ? »
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